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Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
Préface
À l’amicale mémoire de Raffaele Mattioli, qui nous enseigna à être prodigues du plus précieux de nos biens : la vérité.
« Alors, il répondit : Une conscience qui ressent de la honte pour ce qu’elle est, ou pour ce que sont d’autres, trouvera sans doute ton langage rude.
Mais néanmoins, bannissant tout mensonge, rends manifeste tout ce que tu as vu ; et tu n’as qu’à laisser gratter où est la gale.
Car si ton propos doit être désagréable d’abord au goût, il se montrera ensuite, une fois digéré, un aliment vital.
Ce cri de toi agira comme le vent, qui frappe plus fort aux plus hauts sommets ; et voilà qui est grandement honorable. »
DANTE, Paradis, Chant XVII.
L’AUTEUR de ce Rapport est affligé d’un grand désavantage : rien, ou presque rien, ne lui paraît devoir être traité dans le ton léger. Le XXe siècle pense tout le contraire, et il a ses raisons pour cela. Notre démocratie, réclamant l’expression des opinions personnelles d’une infinité de braves gens qui n’ont pas le temps de s’en former une, contraint tout le monde à parler de tout avec une légèreté que nous sommes, à notre tour, obligés d’excuser, considérant les nécessités des temps.
Ce premier désavantage, toutefois, ne nous met pas à l’abri du désavantage opposé : si nous refusons le ton léger, nous n’en repoussons pas moins le style académique ou grave, pour la bonne raison que nous n’entendons pas démontrer en cinquante pages ce qui peut être dit en cinq lignes. Nous souhaitons que cette double prémisse serve, sinon à justifier le ton tranchant*, du moins à nous en faire excuser.
*en Français dans le texte
Nous désirerions remercier, dès ces premières lignes, nombre d’Italiens illustres, que nous nommerions s’ils étaient morts, mais qui, tous occupant en ce moment d’importantes charges dans notre économie et notre politique, au contraire nous sauront gré de notre discrétion, vu le caractère indéniablement délicat des sujets traités ci-dessous. Tout ce que nous nous permettons, c’est de leur offrir ces pages, que nous nous sommes finalement décidés à publier sous l’aspect du présent Rapport, quoique, nous le confesserons, après avoir nourri secrètement mais vainement l’espérance que quelqu’un d’autre s’en chargerait avant nous. D’autre part, étant donné la précipitation de la crise italienne, et l’urgence des remèdes à adopter, nous avons dû nous résoudre à confier nos opinions à l’impression, parce qu’aussi bien leur diffusion antérieure, sous forme de notes confidentielles et de conversations privées, ne nous semble pas avoir rencontré toute l’audience souhaitable, justement « là dove si puote ciò che si vuole »*, c’est-à-dire au sommet du pouvoir économique.
* « Là où l’on peut ce que l’on veut. » Dante
Il convient de dire tout de suite que nous n’avons pas l’intention de parler pour toute la bourgeoisie italienne, désormais abâtardie par ses propres illusions d’« ouverture », mais seulement à une partie de celle-ci, en laquelle on peut distinguer une véritable élite du pouvoir : c’est à cette élite que s’adresse ce qui suit, dans une époque où le monopole des discours, plus ou moins critiques, sur la société actuelle semble appartenir à ceux qui s’y opposent de manière plus ou moins efficace, alors que de notre côté de la barricade on constate un piteux silence, et même, toujours plus lourdement, le recours à des justifications embarrassées. Quant à nous, au moment où nous brisons ce monopole, nous sommes bien éloignés de vouloir rechercher la moindre apparence de « dialogue » avec nos réels ennemis : nous parlons à l’intérieur de notre classe, pour perpétuer son hégémonie sur cette société.
Au contraire de ceux qui la critiquent pour en révolutionner les bases, nous ne ferons pas de grands discours démagogiques ou pédagogiques ; et plutôt que de recourir à nos critiques radicaux, nous préférons assumer personnellement l’acarin carin*, ce déplaisant honneur de critiquer, même impitoyablement, ce qui dans notre gestion du pouvoir économique et politique doit être effectivement critiqué, dans le seul but d’en renforcer l’efficience et la domination.
* La grâce disgraciée.
Nous ne chercherons donc pas à prouver que la société actuelle est désirable, et moins encore à peser les nuances, éventuellement modifiables, qu’elle comporte. Nous dirons, avec toute la froide véracité que nous avons adoptée pour toute autre affirmation contenue dans ce Rapport, que cette société nous convient parce qu’elle est là, et que nous voulons la maintenir pour maintenir notre pouvoir sur elle. Dire la vérité, par les temps qui courent, est une tâche de longue haleine, et puisque nous ne pouvons espérer rencontrer exclusivement des lecteurs impartiaux, nous nous contenterons de l’être nous-mêmes tandis que nous écrivons, à ce prix même de devoir accuser des hommes politiques qui, pendant des années, ont défendu nos intérêts avec plus de bonne volonté que de bonheur. Il faut cesser d’être hypocrites envers nous-mêmes, parce que nous sommes en train de devenir les victimes de cette hypocrisie.
Il n’existe aujourd’hui qu’un péril au monde, du point de vue de la défense de notre société, et c’est que les travailleurs parviennent à se parler de leur condition et de leurs aspirations sans intermédiaires ; tous les autres périls sont annexes, ou bien procèdent directement de la situation précaire dans laquelle nous place, à de multiples égards, ce premier problème, tu et inavoué.
Une fois défini le vrai péril, il s’agit de le conjurer, et non d’en voir des faux à sa place. Pourtant nos hommes politiques ne semblent se préoccuper que de sauver leur propre face, et trop souvent c’est trop tard ; alors qu’au contraire ce dont il faut s’occuper à présent, c’est de sauver notre base, avant tout économique. Nous constatons tous, par exemple, la sottise qui domine actuellement le débat, mené depuis quelques mois entre les principaux responsables politiques, sous l’appellation de « question communiste » ; comme s’il s’agissait d’un problème d’autant plus embarrassant qu’il serait « nouveau », et comme si nous-mêmes — et d’autres, certes non moins qualifiés — n’avions pas déjà fixé les modalités, les temps et les conditions qui rendront utile pour les deux côtés l’accès officiel du Parti Communiste Italien dans la sphère du pouvoir ; et comme si les dirigeants communistes n’avaient pas déjà accepté officieusement, lors des plus récentes rencontres que nous avons tenues, jusqu’aux détails pour eux les plus défavorables du projet qu’en ce moment, avec la prudence qui s’impose, ils s’emploient à faire accepter à la base de leur parti, laquelle se croit plus radicale. Ce débat politique fictif, qui ne sert même pas les partis de la majorité en leur assurant l’appui des électeurs modérés — souci du reste superflu, puisque les électeurs votent toujours comme on leur dit de voter —, ne peut induire en erreur les conservateurs intelligents, ni en Italie ni à l’étranger : parce que nous savons qu’il ne s’agit plus, au moment où nous sommes, de voir si nous avons plus ou moins besoin du P.C.I., étant donné que personne ne peut douter de quelle utilité nous a été ce parti dans les dernières et si difficiles années, alors qu’il eût été si facile à ses dirigeants de nous nuire, et d’une manière peut-être irrémédiable ; mais que, tout au contraire, il s’agit pour nous d’être en état d’offrir à ce parti des garanties suffisantes afin qu’il ne courre pas le risque, une fois ouvertement alié à notre gestion du pouvoir, d’être entraîné dans notre éventuelle ruine, dont le P.C.I. se trouverait partager ipso facto la responsabilité et les conséquences, en perdant du même coup sa propre base ouvrière qui, ne pouvant plus alors conserver la moindre illusion, fût-ce du plus minime changement de son sort — sort effectivement très peu enviable —, et s’estimant sans doute en ceci trahie par sa direction, réagirait librement, en dehors de tout contrôle et contre tout contrôle. Voilà la vraie question, voilà le péril réel.
On sait bien que les partis communistes ont plusieurs fois fourni la preuve de leur aptitude à collaborer à la gestion d’une société bourgeoise, mais on ne doit pas se reposer sur une telle certitude générale, comme si elle conférait à notre pouvoir une réserve de sécurité illimitée, un recours en tout cas suffisant quels que soient « le jour et l’heure » du suprême péril ; comme si ce recours n’était pas lui-même une force historique parmi d’autres, c’est-à-dire comme si cette force n’était pas susceptible de s’user, soit dans l’inaction, soit dans une action trop maladroitement ou trop tardivement engagée. Le comble pour nous serait de nous trouver être, et justement nous, les dernières dupes du mythe du communisme, en misant maintenant sur ce fantasme de sa toute-puissance, que nous avons édifié nous-mêmes au temps où il nous était avantageux de le combattre. N’oublions jamais que la seule puissance effective est la nôtre ; et que pourtant elle est elle-même fort menacée. Il ne suffit donc pas de savoir que le parti communiste est prêt à gérer la société à notre profit ; encore faut-il que nous ayons une place à lui offrir dans une société capitaliste qui mérite encore d’être gérée. Parce que, si l’État et la société civile continuent de se détériorer à une aussi dramatique cadence, sous la pression des ennemis vraiment irréconciliables que, nous et les communistes, nous avons en commun, qui ne comprendrait que ces communistes, entraînés avec nous dans le même désastre, se trouveront aussi incapables de nous aider que l’Autriche-Hongrie ou le Royaume de Jérusalem ? Que les communistes, à ce moment-là, déplorent de ne plus pouvoir maintenir l’ordre existant, voilà une péripétie subjective qui ne nous tiendra aucunement lieu de consolation ! Et quand bien même, par la suite, en s’en remettant à la fortune des armes de la contre-révolution, les communistes écraseraient une tentative de société sans classes en Italie, ils auront certes mérité la reconnaissance des classes propriétaires d’Amérique et de Russie, comme d’Europe et de Chine, et ils pourront être admis plus ou moins vite à l’O.N.U. comme les maîtres de notre pays ; mais nous, la véritable classe dominante de l’Italie, la classe particulière qui peut même se dire la fondatrice de la bourgeoisie universelle des temps modernes, et du millenium qu’elle a effectivement imposé au monde entier, nous ne serons plus là. Nous éprouverons sans fin « come sa di sale »*, le pain de l’exil à Londres ou à Madrid.
* « Combien il a un goût de sel. » Dante
Ce que nous devons sauver, ce n’est pas seulement le capitalisme en tant que maintien de l’économie marchande et du salariat, mais bien plutôt le capitalisme sous la seule forme historique qui nous convienne, et dont par ailleurs il n’est que trop facile de démontrer que c’est la forme effectivement supérieure du développement économique. Si nous ne savons même pas offrir aux communistes une chance de sauver ce capitalisme-là, ils se borneront, autant qu’ils le pourront, à en sauver une autre forme, dont on peut voir en Russie, depuis plus d’un demi-siècle, la malheureuse rusticité. La nouvelle classe de propriétaires que cette forme inférieure produit, on le sait bien, ne nous laisse localement aucune existence, de même qu’elle supprime aussi, partout où sa dictature grossière prend la place de celle que nous ne craignons pas d’appeler la nôtre, la totalité des valeurs supérieures qui donnent à l’existence un sens.
Nous disons ici des banalités, des évidences. Ceux qui ne les admettent pas sont des somnambules, qui n’ont pas réfléchi un instant à ce fait que nous perdrions toute raison de gérer un monde dans lequel se trouveraient supprimés nos avantages objectifs, du moment qu’il ne serait plus possible pour personne de les vivre. Les capitalistes ne doivent pas oublier qu’ils sont aussi des hommes, et qu’en tant que tels ils ne peuvent admettre la dégradation incontrôlée de tous les hommes, et donc des conditions personnelles de vie dont ils jouissent en propre.
Nous voulons prévenir une objection, voire un reproche, qui pourrait nous être adressée, et que nous jugeons, dans le cas spécifique de notre Rapport, absolument infondée : à savoir que nous dévoilerions des secrets que nous avons été normalement amenés à connaître dans ces dernières années, lesquelles en matière de secrets d’État n’ont certes pas été avares, et que nous les divulguerions sans nous préoccuper des éventuelles conséquences périlleuses dans l’opinion publique. Eh bien ! nous pouvons tout de suite rassurer qui nourrit cette crainte : si l’on tient compte de cette double présupposition, trop négligée dans notre pays, que d’une part qui ment toujours ne sera jamais cru, et que d’autre part la vérité est destinée à faire son chemin avec une force qui prévaut sur les plus puissants mensonges, dont le destin est, au contraire, de perdre toute force au fur et à mesure qu’ils sont répétés, on verra que ce petit nombre de vérités nues que nous avons décidé de dire dans ce pamphlet ne pouvaient plus être tues sans nous faire courir le risque qu’à bref délai quelqu’un d’autre ne s’en serve à des fins séditieuses.
De plus, nos propos seront rapides, et nous ne nous attarderons jamais, supposant bien que les lecteurs auxquels nous nous adressons par spéciale destination, et qui sont ces personnes mêmes avec qui nous avons eu commerce dans ces dernières années, sont suffisamment au courant d’une bonne part des détails délicats, que nous nous contenterons de survoler, pour saisir les sous-entendus ou allusions à des faits ou à des individus, tandis que tout cela échappera complètement à ceux qui vivent à distance des centres du pouvoir de notre société.
Au célèbre loqui prohibeor et tacere non possum* , nous avouons préférer l’honnête omnia non dicam, sed quae dicam omnia vera* * .
* Il m’est interdit de parler et je ne puis me taire. ** Je ne dirai pas tout, mais tout ce que je dirai est vrai.
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Il ne sera peut-être pas inutile de préciser, avant de clore cette préface, que ce n’est pas notre habitude d’écire des livres, non parce que nous n’aimons pas les livres, mais justement parce que nous les aimons plus que ce siècle ne semble nous le permettre : c’est pourquoi, personnellement, nous sommes reconnaissants à ceux qui aujourd’hui n’en écrivent pas et nous exécrons les écrivains amateurs ou professionnels de notre temps, où tous les analphabètes intellectuels poursuivent bien en vain la rémission de leur ignorance en en publiant toutes les preuves dans une multitude d’illisibles volumes ; volumes que notre industrie culturelle se charge d’ériger en une sorte de barricade contre la vraie culture, présentement passée de mode. Si nous avons nous-mêmes pris la plume, que ce soit interprété plutôt comme le paiement, à notre manière, d’un impôt una tantum à la République en difficulté. Et si nous avons voulu donner à ce Rapport la forme littéraire du pamphlet, qui n’est plus à la mode depuis deux siècles, c’est seulement parce qu’elle présente le double avantage d’être facile à lire et vite écrite. Nous nous adressons à des hommes pour qui le temps de lire est moindre que la nécessité d’agir. Et nous-mêmes, si nous renoncions à ce procédé de dire promptement tout ce qui nous paraît important, sans donc prétendre traiter exhaustivement chaque question soulevée, peut-être pourrions-nous laisser quelque oeuvre monumentale dont les historiens se serviraient un jour pour faire la lumière sur les années que nous considérons ici, mais dans ce cas le temps viendrait à nous manquer matériellement pour affronter et dominer, comme c’est notre intention, les problèmes cruciaux que nous nous bornons ici à signaler, parce que nous n’avons pas l’habitude de croire qu’il est possible de résoudre par écrit les difficultés réelles. Ce pamphlet doit donc être lu comme il a été écrit : d’un jet, suivant pour ainsi dire l’humeur du moment ; humeur qui dans ce cas ne peut être meilleure que ce que permet la gravité du moment.
Quant au fait que le présent écrit paraisse sous un pseudonyme, c’est encore pour respecter la tradition pamphlétaire, illustrée par la Fronde sous Mazarin comme par Junius dans l’Angleterre du XVIIIe siècle ; du reste, nous sommes sûrs d’être aisément reconnus de tous ceux qui ont eu l’occasion de nous rencontrer dans le cours des trente dernières années. Pour tous les autres, enfin, nous préférons que ce ne soit pas notre nom qui incite à la réflexion la plus rigoureuse, mais la gravité même de ce que nous évoquons.