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Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
IV. Qu’il n’est jamais bon de seulement se défendre, parce que la victoire n’appartient qu’à l’offensive
« … Cette façon de voir, avant les guerres de la Révolution française, était plutôt dominante dans la sphère de la théorie. Mais lorsque ces guerres, d’un seul coup, ouvrirent un monde entièrement nouveau de phénomènes guerriers… on laissa de côté les vieux modèles, et l’on conclut que tout était la conséquence de nouvelles découvertes, d’idées grandioses, etc., mais aussi des conditions sociales transformées. On estima ainsi que l’on n’avait plus du tout besoin de ce qui appartenait aux méthodes d’un temps… Mais parce que, dans de tels retournements des opinions, il surgit toujours deux partis en opposition, jusque dans cette circonstance les conceptions anciennes ont trouvé leurs chevaliers et défenseurs, qui considéraient les récents phénomènes comme des chocs de la force brutale, entraînant une décadence générale de l’art, et qui soutenaient que précisément le jeu de la guerre d’équilibre — dépourvu de résultats, vide — devait être le but… Cette dernière façon de voir manque tellement de bases logique et philosophique, que l’on ne peut la définir autrement que comme une désolante confusion conceptuelle. Mais également l’opinion opposée, selon laquelle tout ce qui advenait autrefois ne se reproduira plus, n’est aucunement pondérée. Des nouveaux phénomènes dans le champ de l’art de la guerre, une proportion minime doit être attribuée à de nouvelles découvertes ou à de nouveaux concepts ; la plus grande part au contraire aux nouvelles circonstances et conditions sociales… Commencer par la défensive et finir par l’offensive correspond pleinement à la démarche naturelle de la guerre. »
KARL VON CLAUSEWITZ. De la guerre.
ON SAIT QUE la vérité est d’autant plus dure à entendre qu’elle a été plus longuement tue. D’autre part, nous avons trop l’expérience du jeu des forces réelles dans le sein des sociétés humaines, présentes et passées, pour être comptés parmi ceux qui prétendent, soit par ingénuité soit par hypocrisie, que l’on pourrait gouverner un État sans secrets et sans tromperie. Si donc nous rejetons cette utopie, nous n’en rejetons pas moins, et tout aussi résolument, la prétention de gouverner un pays démocratique moderne en se fondant uniquement sur le mensonge et le bluff systématique, comme a cru pouvoir le faire impunément l’ex-président Nixon, qui à la fin s’en est repenti. Bien au contraire, nous avons toujours fermement cru que les peuples, quand ils disent vouloir la vérité, à laquelle les constitutions démocratiques leur donnent droit, ne veulent réellement rien de plus que des explications : et alors, pourquoi ne pas leur en donner ? Pourquoi s’égarer dans l’impasse des plus maladroits mensonges, comme on a fait, par exemple, à propos de la bombe de la Piazza Fontana ? Nos gouvernants, notre magistrature, les responsables des forces de l’ordre, oublient trop aisément qu’il n’existe rien au monde de plus nocif pour le pouvoir qu’ils détiennent que faire naître dans l’esprit du citoyen démocratique le sentiment qu’il est continuellement pris pour un imbécile : parce que cela, au fond, est le ressort qui met inévitablement en action ce subtil engrenage des passions et des ressentiments humains, en vertu duquel même le plus timoré des petits-bourgeois peut en venir à se rebeller, à admettre et nourrir des idées radicales. C’est alors que le citoyen se sent en droit de réclamer la « justice », moins par amour de la justice que par crainte de devoir subir à son tour une injustice.
Notre classe politique aujourd’hui est en train de s’apercevoir combien commencent à lui coûter toutes les sottes justifications embarrassées qui ont été accumulées, et toujours à contretemps, sur la question cruciale des bombes de 1969. S’il n’a jamais existé une bonne politique qui fût fondée principalement sur la vérité, ce sera toujours la pire des politiques, celle qui se fonde exclusivement sur l’invraisemblable : et cela parce qu’une telle politique incite le citoyen à douter de tout, à bâtir des conjectures, à vouloir pénétrer dans tous les secrets de l’État avec une grande prodigalité de suppositions désinvoltes et de fantaisies chimériques. N’importe quel imposteur a dès lors droit de cité et peut opérer avec une entière liberté ; et du moment que tout a pris la figure de l’artifice effronté, l’électeur, qui habituellement se contente du vraisemblable, émet à grands cris la prétention de connaître toute la vérité sur toutes choses, intimant ainsi au pouvoir politique un menaçant hic Rhodus, hic salta*. Tous à ce point se trouvent hardis et pleins de courage en face de la lâcheté qu’ils reprochent à l’État, et celui-ci est bloqué dans un cercle vicieux, où il doit démentir successivement toutes les précédentes versions officielles des faits. Et c’est ainsi qu’un État s’use fatalement jusqu’à perdre la force, nous ne voulons pas dire de corriger ses erreurs, mais seulement même de les admettre. Il faut donc, pour retrouver cette force, s’exposer au risque de dire enfin la vérité, parce que le pouvoir en Italie s’est placé dans une de ces situations, toujours périlleuses pour tout État, où il n’est plus possible de rien dire d’autre.
* C’est ici le pied du mur, c’est ici qu’on voit le maçon.
Et la vérité, quand elle arrive enfin, après que tous les mensonges se soient démentis au contact l’un de l’autre, cette même vérité disons-nous, quoiqu’elle puisse aussi paraître invraisemblable, est assez forte pour affronter toutes sortes de soupçons, et pour prévaloir contre la méfiance générale :
« Sempre a quel ver c’ha faccia di menzogna
de’ l’uom chiuder le labbra fin ch’el pote,
però che sanza colpa fa vergogna ;
ma qui tacer nol posso ; e per le note
di questa comedia, lettor, ti giuro… » Etc.*
* « Toujours, à ce vrai qui a l’apparence du mensonge,
l’homme doit fermer ses lèvres autant qu’il le peut,
puisque sans faute il engendre la honte ;
mais ici je ne peux le taire, et pour les notes
de cette comédie, lecteur, je te jure… » (Dante)
Gœthe était convaincu qu’« écrire l’histoire est une façon de nous débarrasser du passé », et nous, nous ajoutons qu’il faut à présent d’abord se débarrasser définitivement du fantasme de la Piazza Fontana, coûte que coûte, parce que le moment est venu où il est infiniment plus coûteux de le maintenir artificiellement en vie. Du reste, nous avons voulu véridique, dès son titre, le présent Rapport, et nous souhaitons que les forces saines de l’Italie sachent tirer profit de cette amère leçon que nous devons nous infliger à nous-mêmes.
On a vu, précédemment, ce qu’était la situation sociale vers la fin de 1969 : les ouvriers, sans chefs à qui obéir, agissaient désormais librement en dehors de la légalité démocratique, et contre cette légalité ; ils refusaient le travail et leurs propres représentants syndicaux, ils ne voulaient pas, en un mot, renouveler ce tacite contrat social sur lequel se fonde tout État de droit, et notamment notre République qui se déclare « fondée sur le travail » dès le premier article de sa Constitution. Tous les jours, en tous lieux, les ouvriers violaient de fait et de cent manières cette Constitution. Quelle était, alors, la dramatique alternative devant laquelle se trouvait notre République ? L’alternative n’était rien de plus et rien de moins que ceci : remettre en vigueur la légalité constitutionnelle et l’ordre civil ; ou bien disparaître.
Sur qui l’État pouvait-il compter, pour imposer le retour à l’ordre, du moment que les forces de Sûreté Publique et les syndicats étaient comme impuissants, et que former un gouvernement à participation communiste était une hypothèse rejetée comme un blasphème par tous les autres partis ? L’État, après l’émeute du 19 novembre, ne pouvait plus compter sur rien d’autre que ses services secrets de sécurité, et sur l’effet que pouvaient susciter dans l’opinion publique ses moyens d’information et de propagande, une fois que celle-ci aurait été suffisamment secouée par ce « fait imprévisible et de nature traumatique » que furent justement les bombes du 12 décembre.
Le recours à ces bombes fut-il une erreur, ou bien le salut ? Ce fut à la fois l’un et l’autre, ou pour le mieux dire, le salut provisoire des institutions en même temps qu’une source perpétuelle d’erreurs successives. C’est pour cela que nous sommes persuadés que l’on ne critiquera jamais assez l’opération du 12 décembre 1969, parce que la bombe de la Piazza Fontana, en même temps qu’elle se voulait le dernier coup de semonce devant la menace de subversion prolétarienne, était déjà en fait le premier coup de canon de la guerre civile : et à la manière dont a été tiré ce coup l’on peut mesurer l’incapacité de nos forces dans une telle guerre civile. Tout le burlesque des successifs putschs manqués de notre extrême-droite était déjà contenu dans cette manifestation d’incompétence grandiose.
Nous ne songeons pas à nier l’utilité, dans n’importe lequel des pays modernes, de semblables initiatives d’urgence, que la nécessité d’un moment critique particulier peut imposer, comme aussi bien nous ne nions pas que la bombe de la Piazza Fontana ait eu, à sa façon, un effet salutaire évident, en désorientant complètement les travailleurs et le pays, et en permettant au parti communiste de ramener les ouvriers derrière lui dans la « vigilance » démocratique contre un fantomatique péril fasciste, tandis que les syndicats pouvaient finalement conclure vite et bien les dernières et les plus laborieuses des négociations contractuelles. Ce que par contre nous nions résolument, c’est que cet effet positif ait été assuré, ou seulement prévisible, avec une marge de sécurité convenable ; c’est-à-dire, que l’on n’ait pas recouru à un remède pire et plus dangereux que le mal, en usant d’une pareille action parallèle d’une manière aussi approximative. Et ceci à un double point de vue. Avant tout, trop de gens étaient au courant d’une opération de ce genre avant même le 12 décembre. À ce propos nous nous bornons à avancer une seule considération : si un seul des représentants de la gauche, parmi ceux qui savaient, avait dit publiquement, ne serait-ce qu’à titre personnel, la vérité qui aujourd’hui est sur les lèvres de tous, immédiatement après l’explosion des bombes, eh bien alors, la télévision aurait pu dire ce qu’elle voulait, mais la guerre civile aurait éclaté à l’instant même, et rien n’aurait pu l’empêcher. Cela fut, on peut bien le dire, un vrai coup de chance, qu’à ce moment la classe politique se soit enfermée dans une réserve parcourue de murmures, mais rigoureusement observée. De plus, nous relevons que, tant le plus mauvais choix possible des coupables — en aucun cas un Valpreda n’était vraisemblable en tant qu’auteur de l’attentat, même si cent chauffeurs de taxi avaient dû laisser, avant de mourir, autant de témoignages pour valoir ultérieurement —, tant la façon dont police et magistrature se sont comportées dans cette affaire, en ont fait cette grotesque farce de quiproquos mêlée de lugubre, plus digne d’être montée dans une dictature sud-américaine que dans une démocratie européenne.
En quoi l’opération du 12 décembre peut-elle être, en dépit de tout cela, considérée comme réussie ? Ces bombes réussirent à imposer l’effet voulu, dans la mesure où tous les moyens d’information mirent en avant, à la place de leur seule vraie signification, leurs multiples étiquettes — les tenants et les aboutissants anarchistes ou fascistes — ; et ces moyens d’information furent crus dans un premier temps, en dépit des versions contradictoires, ou même peut-être précisément grâce à elles. D’autre part le coup réussit également parce que l’on n’avait jamais vu, comme dans cette circonstance, un tel soutien réciproque de toutes les forces institutionnelles, une si grande solidarité entre les partis politiques et le gouvernement, entre le gouvernement et les forces de l’ordre, entre les forces de l’ordre et les syndicats. Ainsi, ce qui apparaissait alors à l’opinion publique comme le parlement « contre » le gouvernement, le gouvernement « contre » les bombes, et les bombes « contre » la République, n’était évidemment pas un conflit entre un pouvoir constitutionnel et un autre, tel celui des pouvoirs législatif et exécutif, mais c’était bel et bien l’État même qui, en un si extrême péril, s’était trouvé amené à manœuvrer, du mieux qu’il pouvait, contre lui-même, certains instruments extrêmes de son propre maintien : pour faire voir à tous que tous, avec l’État, étaient en péril.
Quelques années nous séparent à présent de ces événements dangereux pour tous, et tristes pour quelques-uns, que maintenant nous critiquons même publiquement. On ne doit pas sous-estimer, cependant, ce qu’il y a d’admirable dans cette « expression lyrique de l’histoire en action », comme l’appelait Don Raffaele, où l’État, réduit au rôle de deus ex machina a su mettre en scène sa propre négation terroriste pour réaffirmer son pouvoir ; car la ruse de la raison qui gouverne et fait progresser l’histoire universelle est présente en chacun de ses épisodes contingents et décisifs, même si les hommes ne s’en aperçoivent pas tout de suite, parce qu’ils sont trop dominés par les passions particulières qui servent de prétexte au conflit permanent qui les oppose les uns aux autres. Quelqu’un d’assez courageux pour ne pas craindre d’être taxé d’ingénuité s’étonnera aujourd’hui encore en considérant combien l’expédient des bombes a obtenu alors un bon effet sur la masse, mais cet hypothétique naïf* se trompera, parce que, dit Machiavel, « la plupart des hommes se repaissent aussi bien de ce qui paraît que de ce qui est : souvent même ils sont mis en mouvement plus par les choses qui paraissent que par celles qui sont ». Mais, et voici la limite en négatif de semblables expédients, formulée par le même Machiavel : « … de telles façons, et recours extraordinaires, rendent malheureux et mal assuré le prince lui-même, parce que d’autant plus il use de la cruauté, d’autant plus son gouvernement devient faible. »
* En français dans le texte.
Pour incompréhensible ou terrifiant que cela puisse paraître à certains, il n’est plus possible de nier une réalité nouvelle : à partir de 1969, l’Italie a son « parti » révolutionnaire, informel mais précisément par là d’autant plus difficile à frapper. Nous ne faisons pas ici allusion, bien sûr, aux groupuscules estudiantins extra-parlementaires, qui réellement n’effraient même pas le plus craintif des employés de province, mais à tous ceux qui, dans les usines et dans les rues, manifestent individuellement ou collectivement un total refus de l’organisation actuelle du travail, et du travail même, ce qui en vérité est déjà le refus de la société qui se fonde sur cette organisation. Depuis 1969, tous les actes, tous les échecs ou toutes les réussites de notre politique intérieure et de notre économie, ne sont même pas compréhensibles si l’on ne les met pas en relation avec le conflit, parfois ouvert et parfois sourd, qui oppose cette réalité nouvelle à toutes nos institutions traditionnelles, qui sont entrées en crise. »
Dépourvus de chefs autant que d’une politique cohérente, les travailleurs, les jeunes, les femmes, les homosexuels, les prisonniers, les écoliers, les malades mentaux se sont à l’improviste décidés à vouloir tout ce qui leur était interdit, en même temps qu’à rejeter en bloc toutes les fins que notre société leur permettait de poursuivre. Ils refusent le travail, la famille, l’école, la morale, l’armée, l’État, l’idée même d’une hiérarchie quelle qu’elle soit. Ce « parti » hétérogène et violent, inculte et malhabile, veut s’imposer partout avec brutalité, et il est devenu, pour ainsi dire, la mesure de toutes choses : de ce qui arrive, puisque personne ne parvient plus à rien empêcher ; et de ce qui n’arrive pas, puisque nos institutions ne sont plus en état de se faire obéir de personne.
Dire que cette situation est produite par les erreurs dans la gestion de la société italienne, ce serait faux plus encore qu’injuste — et les communistes le savent bien —, du moment que de telles situations se rencontrent aujourd’hui dans la totalité des pays industriels, qu’ils soient bourgeois ou socialistes, comme la Pologne — et cela aussi les communistes le savent bien. Mais une telle constatation ne peut assurément pas nous consoler. Il est par contre juste de dire que chez nous ce virus de la rébellion a trouvé, plus qu’ailleurs, un bouillon de culture particulièrement propice à son développement, dans ce syndrome d’infirmités pathologiques dont nos institutions étaient déjà chroniquement affectées, comme on l’a vu dans le deuxième chapitre de ce Rapport.
Comment a-t-on réagi, en Italie, devant la nouvelle menace révolutionnaire ? Tout d’abord, nos politiciens en ont simplement nié l’existence, trouvant plus commode de regarder les actes des ouvriers en 1969 de la même manière que ceux des étudiants en 1968 : un peu plus qu’un phénomène de mœurs, une sorte de « mode » contestataire, passagère comme toutes les modes. On négligeait de considérer qu’un État, alors qu’il peut momentanément se passer des universités, dont en effet l’on peut dire que depuis lors elles ont cessé d’exister en tant qu’université, ne peut se passer des usines. Par la suite, quand la réalité quotidienne et mesurable des dommages provoqués par le conflit social était devenue éclatante, notre classe dirigeante, tirée de son confortable sommeil, s’est crue et s’est jugée assiégée par un ennemi qui était partout, et que pour cette raison même il était difficile de circonscrire et définir ; et dès cet instant elle s’est retranchée dans une politique de défensive absolue.
Lorsque, dans notre jeunesse, il nous est arrivé de suivre un cours de stratégie militaire, le lieutenant-colonel qui en était chargé — son seul défaut sans doute était d’être trop expert dans les questions militaires et trop éloigné de la politique du régime de ce temps-là pour faire carrière dans l’armée italienne, et le fait est que depuis nous n’avons jamais plus entendu parler de lui — nous fit don d’un beau livre que nous avons toujours conservé, et qui est trop méconnu par les hommes actuellement au pouvoir : c’était le De la Guerre de Karl von Clausewitz. Dès les années trente, notre Benedetto Croce déplorait la négligence bien italienne envers cette œuvre, disant que « c’est seulement la culture pauvre et unilatérale de ceux qui étudient ordinairement la philosophie, leur inintelligent spécialitarisme, le provincialisme, pour ainsi dire, de leurs usages, qui les tiennent à distance de livres comme celui de Clausewitz, qu’ils estiment étranger ou inférieur à leur sujet ». Quant à nous, qui avons jugé, dès que ce livre nous fut offert, que pour un homme du pouvoir il n’était pas moins important que Le Prince, nous voulons en citer ici un passage, pour critiquer la stratégie politique de défensive absolue que nos gouvernements ont appliquée dans ces années.
« Quelle est, demande Clausewitz, l’idée fondamentale de la défense ? Parer un coup. Quelle est sa caractéristique ? Attendre le coup que l’on doit parer… Mais une défensive absolue serait en complète contradiction avec l’idée de la guerre, parce que ceci reviendrait à supposer qu’un seul des adversaires accomplisse des actes de guerre ; par conséquent la défense ne peut être que relative… La forme défensive de la conduite de la guerre ne se limite donc pas à parer les coups, mais comprend aussi l’habile emploi des ripostes. Quel est le but de la défensive ? Conserver. » Et il poursuit, un peu plus loin, en disant que par là « le but de la défense est négatif, c’est la conservation ; tandis que celui de l’attaque, la conquête, est positif ; et donc la conquête tend à augmenter les moyens de guerre, la conservation non (…) ; il en résulte que (la défensive) ne doit être employée qu’autant que l’on en a besoin, parce que l’on est trop faible, et qu’il convient au contraire de l’abandonner dès que l’on devient assez fort pour pouvoir se proposer le but positif. »
Bien au contraire, à qui l’observe avec un minimum d’attention, toute la politique intérieure italienne, de 1969 à ce jour, apparaît comme une défensive absolue, à la seule exception de l’emploi, et l’on a vu avec quelle habileté, de la riposte du 12 décembre. Nous voulons préciser ici notre pensée à ce propos, pour atteindre le fond de notre critique. Pendant toute cette année, jusqu’au dernier mois, on a attendu, et l’on ne faisait qu’attendre devant l’aggravation de la crise ; seuls les dirigeants de la F.I.A.T. avaient recherché, faisant preuve de prévoyance, dès la fin de juin, une « solution globale » dans la négociation, qui cependant restait insuffisante parce que l’on ne pouvait espérer résoudre une crise aussi générale par un accord sectoriel. Qu’est-ce que cela signifiait donc, attendre ? Cela signifiait, on l’a vu vite, laisser aux ouvriers, qui avaient lancé l’offensive, le temps de se concerter, de s’unir, de renforcer et de serrer leurs rangs ; cela signifiait laisser un allié aussi précieux que le syndicat s’user dans les mille conflits au long desquels il était quotidiennement mis à l’épreuve par la classe ouvrière. Nous ne savons pas bien, et savoir ceci est désormais de peu d’importance, si à la racine de cet attentisme à outrance du gouvernement il y a eu un choix conscient et erroné, ou bien, comme il est plus probable, un pur et simple refus de choisir. Nous savons pourtant que ce refus produisit presque toutes les erreurs ultérieures de la conduite politique, et qu’à sa base il y avait une grossière erreur d’évaluation ou, qui pis est, une ignorance crasse en matière de révolutions. Personne, en réalité, parmi les hommes qui étaient alors au gouvernement, et ils y sont encore à cette heure, ne croyait possible que les travailleurs, sans chefs, sans moyens, et sans coordination apparente, fussent capables de constituer un réel péril pour la sûreté de l’État et pour la survie même de notre ordre social. On s’inquiétait simplement des dommages économiques dus aux grèves, considérés comme énormes, alors qu’ils ne constituaient tous ensemble que le moindre dommage, car à ce moment notre situation économique, par rapport à celle d’aujourd’hui, était rose.
Nous étions, au contraire, dans une de ces circonstances où la plus grave erreur consistait précisément à ne pas craindre un tel « parti » adverse, pour ce fait qu’ils n’avaient pas de chefs ; on ne tenait guère compte de ce parti parce qu’il était informel et que l’État était armé ; et pourtant nous avons toujours été persuadés, et l’histoire ne nous en a offert que trop d’exemples, qu’il convient de compter pour beaucoup les populations chaque fois qu’elles-mêmes se tiennent pour tout, parce que « le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir » *, comme le dit le Cardinal de Retz, parlant de la Fronde. Du reste, toutes les révolutions de l’histoire ont commencé sans chefs, et, quand elles en ont eus, elles ont fini.
Cette défensive absolue présupposait donc que seuls les travailleurs accompliraient des « actes de guerre », pour rester dans le schéma de Clausewitz ; et cette attitude du pouvoir leur donnait le principal encouragement. On attendait, presque avec résignation, et l’on ne faisait rien d’autre. Ou, plus précisément, ce que l’on faisait pour justifier cette attitude se ramenait à ces quelques épisodes dérisoires d’une pseudo-offensive artificielle et inutile qu’avaient été les attentats mis au point en avril et en août. On admirera ce monument d’irrationalité politique : ces attentats, d’après les calculs, ou d’après les espérances, auraient dû gagner au parti de l’ordre au moins une partie de l’opinion publique, qui à ce moment était généralement favorable aux grévistes ; on espérait de la sorte livrer cette guerre par l’arme de l’opinion publique, en oubliant joyeusement cette simple vérité que l’opinion publique, quand elle est hostile au pouvoir, lui nuit, et quand elle lui est favorable, en tant qu’alliée ne compte pour rien.
Ce fut justement parce que d’abord on ne voulut pas comprendre la nature du conflit, et parce qu’ensuite on en sous-évalua le danger, que l’on en arriva aux épisodes insurrectionnels du 19 novembre, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. La grande peur du 19 novembre fut donc nécessaire, et suffit, pour que d’un coup se produisît ce changement de cap qui devait mener à l’opération du 12 décembre, laquelle, pour avoir été si frénétiquement menée, fut précipitée et approximative. On peut dire qu’en fait tout le temps qui s’écoula entre le 19 novembre et le 12 décembre fut dominé par l’anxiété que causait au pays l’approche d’un événement imminent, que la plupart imaginaient comme devant être une émeute aux conséquences beaucoup plus graves que celle de Milan. Chaque jour de nouvelles alarmes, authentiques ou artificielles, servirent à faire pression sur tel ou tel secteur du pouvoir ou de l’opinion. Un ami, qui siège à Montecitorio*, nous a rapporté que le Parlement dans son ensemble était si obsédé par l’idée d’un conflit social déclaré, qui paraissait inévitable et auquel l’État, selon toute apparence, n’était pas préparé, qu’on eût dit qu’il lisait les mots : guerre civile, écrits sur les murs de la salle. Selon les habitudes des assemblées parlementaires, ce qui troublait le plus le fond des esprits était aussi ce dont on parlait le moins ; mais on prouvait implicitement à tout instant que l’on ne l’oubliait pas. À ceci s’ajoutait le fait que l’inébranlable tranquillité du chef du gouvernement était un sujet de préoccupation pour ceux qui n’en connaissaient pas les motifs, et qui la regardaient comme une sorte d’inconscience ; et un sujet de préoccupation plus grand encore pour ceux qui en connaissaient la raison. Car on sait que le Haut-Commandement de notre Armée, s’il est incapable d’affronter une guerre classique, l’est encore plus devant une guerre civile ; et quant à l’Armée elle-même, pour nous servir d’une expression récente et bienvenue d’un livre de « politique-fiction » écrit par un anonyme, « quoique personne n’en parle jamais, nos divisions ne sont pas moins désorganisées que nos services postaux ».
* Lieu de réunion de la Chambre des Députés (N.D.T.).
Comme nous avons toujours trouvé pour le moins déconcertante la personnalité de l’amiral Henke, nous nous sommes même, à l’époque, cru autorisés à lui conseiller discrètement d’être prudent, et de se tenir le plus qu’il pourrait au-dessus de la mêlée que certains politiciens créaient depuis quelque temps autour de lui, afin de ne pas compromettre sans utilité sa personne et sa réputation dans le chaos que nous voyions venir ; conseil toujours bon à donner à un homme si passionné par l’action, mais si peu accoutumé d’agir, qu’avant d’avoir pourvu aux choses utiles et même aux plus nécessaires, il nous a toujours semblé prêt à entreprendre les nocives et les dangereuses, plutôt que de ne rien faire du tout ; mais conseils combien peu efficaces, comme tous ceux qui prennent à contre-pied la nature humaine ! La suite en a été la confirmation.
C’est précisément parce que l’on n’a pas su prévenir la situation dans laquelle l’opération du 12 décembre était devenue nécessaire, et parce qu’ensuite on l’a laissé mener dans un style si maladroit, que l’on a pris par la suite en Italie, comme insensiblement, l’habitude d’affronter toutes les situations critiques des années suivantes en exhibant à tout bout de champ la fausse carte du terrorisme artificiel, dépourvu de vraisemblance, mais surtout d’utilité : puisque l’expédient des bombes avait obtenu un bon résultat la première fois, sans se poser d’autres questions, on a fait de cette tactique la stratégie unique, qui a été depuis connue sous les noms de « stratégie de la tension », ou de « stratégie des extrémismes opposés ». Notre État, continuant perpétuellement à se défendre de ces ennemis fantômes, tantôt rouges, tantôt noirs, selon l’humeur du moment, ennemis du reste mal fabriqués, n’a jamais voulu affronter les problèmes qui avaient été posés par l’ennemi réel de la société qui se fonde sur la propriété et le travail ; et perd son temps à combattre les fantasmes qu’il se crée, en voulant se créer un alibi qui l’innocenterait de sa désertion réelle. Et de la sorte cet État que nous avons n’a même pas obtenu un soutien de la population à sa peu croyable lutte ; il a tout au contraire récolté ce résultat : avoir complètement ridiculisé et, comme on dit, « brûlé » ces pratiques para-étatiques d’urgence, et il a même été obligé, une fois que le jeu est devenu par trop découvert, de mettre en prison le chef des services secrets. Personne ne pouvait croire que le général Miceli serait resté en prison plus que le temps indispensable pour l’en faire sortir : l’hypocrisie effrontée avec laquelle on l’a accusé ne faisait que préluder à l’hypocrisie avec laquelle on devait se libérer d’un tel détenu. Beau résultat ! Le S.I.D.* est devenu la pierre de scandale de notre nation.
* Lieu de réunion de la Chambre des Députés (N.D.T.).
Nous le dirons une fois pour toutes, et clairement : il est temps d’en finir avec cet emploi incontrôlable de l’action parallèle, qui est brutal, inutile, et périlleux pour l’ordre même qu’il devrait au contraire se montrer capable de sauvegarder par des procédés plus efficaces. Et, plus particulièrement, nous voudrions demander quels ont été les fruits effectifs et l’utilité pratique de chacun de ces actes de terrorisme qui ont suivi celui du 12 décembre 1969 ? Quelle était l’utilité de l’attentat pré-électoral sur la personne de l’éditeur Feltrinelli, qui était un inoffensif industriel de gauche ? Quelle était l’utilité de l’élimination du commissaire Calabresi, du moment qu’aujourd’hui le dernier des citoyens en sait plus qu’il n’en savait, lui, relativement aux attentats de ces années-là ?
L’alternance d’inefficacité et d’hyper-efficacité dont ont fait preuve nos services secrets tout au long de ces années fait surgir une équivoque inquiétante : ceux qui peuvent la lever ne veulent pas, et ceux qui le veulent ne le peuvent pas. En cette matière, d’autant plus on a connaissance des louches manœuvres en coulisse, d’autant moins on prend le risque de les dénoncer, ou parce que celui qui en a les preuves est personnellement impliqué dans ce cercle vicieux, ou parce qu’il craint de mourir comme bon nombre de ces témoins des procès que l’on n’a pas voulu appeler dans les dernières années. Il est du reste notoire que tout service secret moderne est en état d’abuser largement de son caractère secret, et donc de son pouvoir, jouissant d’un arbitraire qui va très au-delà de ce qui est nécessaire à la défense des intérêts généraux d’une société donnée, et contraignant au silence, d’une manière ou d’une autre, quiconque avance quelque soupçon bien fondé sur des pratiques qui ne sont certes pas insoupçonnables : mais alors « y a-t-il quelque espérance de justice lorsque les malfaiteurs ont le pouvoir de condamner leurs censeurs ? » *
* En français dans le texte. Citation, légèrement modifiée, de Saint-Just (N.D.T.).
Le paradoxe réside dans le fait que ce ne sont même pas les moyens par lesquels s’est maintenu l’ordre public, qui se voient couverts par le secret militaire, mais le moyen par lequel on n’a pas réussi à le maintenir, car tout le monde a vu désormais combien ces méthodes ont généralement exacerbé le désordre, quand elles ne l’ont pas créé de propos délibéré.
Dans tous les États de ce monde un service secret reçoit ses ordres du pouvoir exécutif, mais le pouvoir exécutif, par bonheur, n’est pas géré dans tous les autres États du monde comme dans notre pays : n’est-il donc pas permis de conclure que le service secret est devenu chez nous ce gladium ancipitem in manu stulti* dont parlaient les Latins ? Car à force de coups de main et de coups de théâtre, la majorité de la population a été comme droguée, et en est tellement venue à l’accoutumance en apprenant, en même temps que la nouvelle d’une autre tuerie, le rappel à Rome de l’enquête sur la précédente, ou la « récusation d’office » d’un magistrat qui s’approchait dangereusement de la vérité, que l’on ne peut plus désormais espérer que les forces saines du pays soient capables d’obliger l’État à un assainissement radical, en faisant pression d’en bas. Cet assainissement est urgent, mais il doit venir du sommet, et notre propre intervention publique en marque le début, en même temps qu’elle en montre bien la nécessité : « Là où tout est mauvais, ce doit être une bonne chose de connaître le pire. »
* Épée à double tranchant dans la main d’un imbécile.
La Magistrature elle-même, où pourtant siègent des hommes de grande valeur, est gouvernée de telle manière qu’elle ressemble présentement à une pauvre troupe de comédiens ambulants d’autrefois, qui, sifflés sur une place, gardent toujours l’espérance, et toujours vainement, de faire enfin recette dans une autre ville ; et si elle n’ose plus s’exhiber au Nord, dans des représentations que le public trouve obscènes, ou que Rome trouve osées, on charge Catanzaro de constituer une Cour de Justice pour reprendre cette repésentation sur le même libretto, laquelle est immanquablement suspendue peu après l’habituel prologue contrasté, parce que la renommée du précédent insuccès avait précédé le spectacle. Un humoriste d’un autre siècle a dit que l’une des principales différences entre un chat et un mensonge, c’est que le chat n’a que neuf vies.
Après une sottise, les hommes en font ordinairement cent autres pour cacher la première ; et notre État, toujours dominé par les mêmes hommes, ne se comporte pas comme un État, mais comme les hommes : il cherche à limiter les dégâts d’une erreur en en faisant une autre plus grave, et il arrive enfin à cette situation dans laquelle il n’est plus possible de faire rien d’autre que des erreurs. La défense d’une mauvaise cause, on le sait, a toujours été pire que la cause elle-même ; mais la défense d’une juste cause — et nous avons la faiblesse de croire que notre monde mérite d’être défendu —, quand elle est conduite sans dignité et si maladroitement, est en tout cas un crime qui obtient des effets en tous points opposés à ce qui avait été voulu.
Sur la question de la « stratégie de la tension » et des services parallèles, il est nécessaire et il convient dorénavant d’être bien plus radicaux que nos communistes eux-mêmes ; et il nous plaît ici de résumer notre pensée sur la question par des phrases qui ne sont pas de nous : « … Il me paraît que nous en sommes venus à l’extrême d’un grand péril et qu’il n’y ait nul autre parti à élire entre la résolution d’éclairer le peuple et celle de se préparer à le combattre… Si les troubles plébéiens sont à redouter, ne redoutons pas moins le dégoût populaire, et gardons-nous de tous les pas et des procédés qui peuvent l’exciter. Ceci pourrait conduire à des maux plus grands et non exclusifs de troubles plus sérieux et plus raisonnés. » (Ainsi écrivait, en 1792, Francesco-Maria Gianni, ancien conseiller d’État du grand-duc Pierre-Léopold, dans un opuscule au titre évocateur : Les peurs que je ressens et les désordres que je redoute des circonstances que connaît actuellement le pays.)
Nous dirons, pour conclure, que le coup de théâtre, ce protagoniste scénique de la décadence — et de sa chronique politique en Italie —, a suffisamment démontré aussi bien l’impuissance des gouvernants que le désir général de changer de scène, d’intrigue et d’acteurs. Tous les très graves problèmes de 1969 sont encore devant nous, et si l’on en parle moins c’est seulement parce que d’autres, non moins graves, s’y sont ajoutés entre-temps, tandis que les hommes qui ne les ont pas résolus sont toujours au pouvoir, et au moment même où nous écrivons ils sont en train de chicaner longuement à propos de l’avortement, alors que c’est notre République même qui est en train d’avorter. Frailty, thy name is Italy!