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Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
I. Pourquoi le capitalisme doit être démocratique et quelle grandeur il a atteint en l’étant
« … Vous voilà, bientôt, grâce au ciel, hors des mains de vos rebelles sujets… Là-dessus, mon Cousin, j’entre, comme vous voyez, dans tous vos sentiments, et prie Dieu qu’il vous y maintienne ; mais je ne peux approuver de même votre répugnance pour ce genre de gouvernement qu’on a nommé représentatif, et que j’appelle, moi, récréatif, n’y ayant rien que je sache au monde si divertissant pour un roi, sans parler de l’utilité non petite qui nous en revient… Le représentatif me convient à merveille… L’argent nous arrive à foison. Demandez à mon neveu d’Angoulême, nous comptons ici par milliards, ou, pour dire la vérité, par ma foi, nous ne comptons plus, depuis que nous avons des députés à nous, une majorité, comme on l’appelle, compacte ; dépense à faire, mais petite… cent voix ne me coûtent pas, je suis sûr, chaque année, un mois de Mme de Cayla… Je pensais comme vous vraiment, avant mon voyage en Angleterre ; je n’aimais point du tout ce représentatif ; mais là j’ai vu ce que c’est : si le Turc s’en doutait, il ne voudrait pas autre chose, et ferait de son Divan deux Chambres… Il ne faut pas que tous ces mots de liberté, publicité, représentation vous effarouchent. Ce sont des représentations à notre bénéfice, et dont le produit est immense, le danger nul, quoi qu’on en dise… »
(Cet extrait, ici traduit pour la première fois en italien, provient d’une lettre secrète que Louis XVIII envoya à Ferdinand VII en août 1823 ; cette lettre tomba dans les mains d’un agent secret de Canning à Cadix, et sa publication souleva une polémique en Angleterre - cf. The Morning Chronicle en octobre 1823.)
CE QUI CONSTITUE le trait le plus notable de notre siècle, ce n’est pas tant que le capitalisme ait été mis en cause d’une manière réitérée et sanglante par les travailleurs de tous les pays industrialisés, et aussi dans certains pays dont l’économie est encore à prédominance agraire — phénomène après tout nullement inattendu, sauf pour ceux qui ont sous-évalué l’avertissement qu’ont été les premières révolutions manquées du siècle dernier — ; et pas davantage que de graves crises économiques et monétaires en aient cycliquement ébranlé la stabilité interne — inconvénient grave, mais inévitable dans tout système économique complexe — ; et même pas que les erreurs de gestion du pouvoir aient été si nombreuses et si coûteuses dans tous les pays — ce fait, quant à lui, est inséparablement lié à toute forme historique de domination.
Ce qui dans notre siècle nous paraît notable, c’est, tout au contraire, que le système capitaliste ait su résister à tout cela, et qu’en dépit de cela, il continue encore aujourd’hui d’être partout, à travers des manifestations différentes et même apparemment contradictoires, la seule forme de domination existant au monde, capable non seulement de dépasser ses propres crises, mais encore d’en sortir renforcée au point d’avoir réussi à étendre et imposer à la planète tout entière ses modes de production, d’échange et de distribution des marchandises : jusque dans les pays communistes les systèmes économico-technologiques du capitalisme moderne ont depuis longtemps gagné la préférence avouée de la classe bureaucratique dominante.
Pour la première fois dans l’histoire universelle un système déterminé s’est imposé partout, anéantissant où qu’il les trouve les formes archaïques de domination qui s’opposaient à lui, tandis qu’il a su affronter avec succès les questions posées par de nouvelles forces sociales, comme la classe des ouvriers industriels et les travailleurs salariés en général, nécessaires à la production et à la consommation des marchandises, mais ayant une disposition tendancielle à combattre, au nom de leur propre « émancipation », ce monde pour qui ils travaillent et dont ils vivent.
Il nous paraît nécessaire, et juste aussi, de reconnaître, au début d’un Rapport consacré à la critique de la gestion actuelle de notre système, ses indiscutables succès historiques et ses mérites objectifs, que nous risquons de voir compromis dans un futur proche à cause des erreurs présentes. Il convient de savoir clairement pour conserver quoi nous devons combattre hic et nunc, et d’être bien conscients de ce que nous avons à perdre dans un moment où il est indispensable de choisir comment nous comporter, et de quelles armes nous servir, pour sortir vainqueurs de la très grave crise qui est l’objet de nos inquiétudes et l’origine de cet écrit.
La Révolution française, selon Thomas Carlyle, aurait eu pour signification essentielle une exigence de vérité ; elle aurait été la proclamation historique de ce fait que tout mensonge, sur lequel on avait pu jusque-là fonder l’organisation harmonieuse d’une hiérarchie sociale, serait désormais récusé. Si cette idée est juste, nous pouvons constater que, depuis deux siècles, nous avons su éviter, de ses conséquences, la grande part qui nous était nuisible.
Toutes les formes de société qui ont dominé dans l’histoire se sont imposées aux masses, qu’elles devaient tout simplement faire travailler, par la force et par l’illusion. Le plus grand succès de notre civilisation moderne est d’avoir su mettre au service de ses dirigeants une incomparable puissance d’illusion. Nous verrons plus loin qu’ici réside toutefois aussi le défaut, virtuellement menaçant en tout moment de crise grave, de notre pouvoir ; car cette illusion ne doit jamais être partagée par l’élite dirigeante qui la produit et qui s’en sert. Le développement économique cumulatif et rapide, et par là cumulatif dans la dimension de la rapidité, ainsi que le bouleversement technologique positif qui l’accompagne incessamment comme son corollaire, ont entraîné une concentration extrême, et un contrôle tendant à l’absolu, de la totalité de la production et de la distribution. Que ce contrôle ait possédé une stratégie à l’échelle de ses immenses moyens, c’est malheureusement ce que dément l’état présent du monde ; et nous y reviendrons. Mais ce qui est hors de doute, c’est que le développement économique lui-même a exigé et accompli, dans des proportions qui étaient précédemment inimaginables, la séparation et la passivité des agents de la production ; ceux-là mêmes que l’on retrouve, dans un autre chapitre de la science sociale, sous les figures du consommateur et du citoyen.
C’est ici que naît, comme un produit naturel de notre stade de développement historique, une nécessité sociale de la contemplation, que Bergson, en son temps, disait, dans L’Évolution créatrice, être « un luxe » ; contemplation qu’une part privilégiée de notre technologie, consacrée à la fixation et à la diffusion des images, se trouve opportunément en mesure de satisfaire. La raison ne peut en échapper à nulle personne de bonne foi. La réussite, objective et mesurable, de notre société, est tout économique et technique. Ce que cette société produit, il n’y a plus qu’à le regarder. Certains nous demandent, mus par un sentimentalisme parfaitement hors du sujet : « Faut-il aussi l’aimer ? » La question est vaine, ou plutôt, si l’on admet que poser une telle question de n’importe quel point de vue transcendant la société réelle serait une pure absurdité, il reste à remarquer que la question est effectivement vaine, en ce sens qu’elle a déjà pleinement trouvé sa réponse, dès qu’on la pose dans les termes de la société réelle, c’est-à-dire en termes de classes sociales, en se demandant qui devrait aimer cette production ? Ceux qui s’en approprient la plus-value aiment nécessairement une forme donnée de la production. Quant aux autres, pourquoi l’aimeraient-ils ? La production leur apparaît en elle-même comme une simple nécessité, et c’est bien ce qu’elle est effectivement. Quant à telle forme particulière que peut revêtir cette nécessité, les détenteurs de capitaux n’y trouveraient de leur côté rien de plus défendable que dans n’importe quelle autre, et ne peuvent tenir à celle-ci que pour les avantages déterminés qu’ils en retirent. On rougirait de rappeler de tels truismes, si l’hypocrisie excessive de la pensée sociale de notre époque n’avait pas tellement mêlé et brouillé les cartes qu’elle finit, trichant toujours, par s’en trouver même incapable de tricher intelligemment. Nos ouvriers ne décident à aucun degré de ce qu’ils produisent. Et c’est bien heureux, car on peut se demander ce qu’ils décideraient de produire, étant ce qu’ils sont ? À coup sûr, et quelle que soit la variété infinie des réponses concevables, une seule vérité est constante : c’est qu’ils ne produiraient assurément pas ce qui convient à la société que nous gérons. Et comme ces ouvriers, pas plus que vous ou nous-mêmes, ne peuvent être éblouis de bonheur par l’extension de l’organigramme d’une entreprise multinationale ou par la courbe de croissance des ventes d’avions de combat aux pays du Proche-Orient, mais qu’ils se trouvent, eux, dépourvus de toute compensation réelle dans l’existence qui leur est faite, il faut bien qu’on leur distribue quelques autres compensations ; et c’est à cela que correspond la diffusion massive des images à contempler, qui ne constituent donc plus le « luxe » dont parlait Bergson, mais une nécessité contemplative, divertissement* au sens des circenses romains aussi bien qu’au sens de Pascal.
*en Français dans le texte
Quelle que puisse être l’importance, et même la gravité, de ce que nous devons aujourd’hui critiquer en tant que périlleux défauts de notre pouvoir, il ne faut pas perdre de vue que tout cela est subordonné à cette réussite éclatante. On ne défend un ordre social que tant qu’il est vivant. Et si la société bourgeoise n’avait pas remporté cette victoire d’une portée universelle, nous ne serions pas là aujourd’hui, pour discuter encore de sa défense, car elle serait aussi morte que l’Empire de Darius.
Si l’on veut bien se souvenir un instant, ce qui est une saine propédeutique aux luttes actuelles, que le monde, voilà cent ans, risquait de nous échapper à bref délai, on mesurera toute l’importance du sursis que nous avons obtenu, et qui par surcroît nous a permis d’opérer un transformation profonde de toutes les conditions de cette stratégie, transformation que nous pourrions ainsi définir : l’aménagement de tout un nouveau terrain de la bataille, où nous attendons un adversaire désorienté, qui doit d’abord le reconnaître, et ensuite est contraint de s’avancer parmi les puissantes défenses que nous y avons savamment disposées.
Dans le cours de ce siècle, le développement et l’expansion du pouvoir économique et politique ont changé la face du monde, et de beaucoup au delà de ce qu’avait pu faire aucune révolution du passé. Quels sont donc les caractères et les effets permanents de ce changement ? Qu’est-ce qui a été détruit, et qu’est-ce qui a été créé ? Il nous semble que le moment est venu de définir ces traits distinctifs de la réalité nouvelle, et de les énoncer, parce que nous nous trouvons aujourd’hui au point précis où l’on est le mieux placé pour évaluer le résultat de tout un enchaînement de bouleversements. Assez éloignés de leur début pour être à l’abri des passions de ceux qui eurent à les conduire, nous en sommes encore assez proches pour en distinguer les éléments essentiels : il sera bientôt difficile de porter sur cette matière un jugement objectif, parce que les grands changements historiques qui réussissent, en faisant disparaître les causes qui les ont produits, deviennent par la suite moins compréhensibles, du fait même de leur succès. Considérons donc maintenant, non pour chercher quelque creuse consolation dans la fierté de nos réussites d’un autre temps, mais plutôt pour ressaisir, au cśur d’une nouvelle guerre si soudainement rallumée sur toute l’étendue du champ social, le secret des victoires de nos anciennes campagnes, afin de l’employer consciemment dans d’autres combats, que nous sommes de nouveau appelés à livrer : quelles sont donc, dans cette épopée de la vielle guerre sociale, nos batailles décisives, nos Salamine et nos Marengo ?
Nous en distinguerons, par souci de brièveté, cinq.
Premièrement, nous avons démenti, d’une certaine manière, la sentence de Carlyle en réalisant quantitativement et qualitativement, à un degré de puissance jamais observé dans l’histoire, le progrès du mensonge en politique, son contenu croissant de pair avec l’extension proliférante de ses moyens. Il s’est développé avec la bourgeoisie « radicale » et sa pratique du journalisme et du parlementarisme, pratique qu’a suivie le mouvement ouvrier organisé en partis socialistes. Le processus qu’a entamé la représentation parlementaire des citoyens s’est complété tout naturellement, et considérablement renforcé, avec les succès de la représentation syndicale des travailleurs ; tant il est vrai que toute représentation fait notre jeu. Ce qu’on a appelé familièrement le « bourrage de crânes »*, la propagande de fausses nouvelles diffusées jour après jour par tous les gouvernements pendant la première guerre mondiale, a fait ultérieurement franchir un seuil au delà duquel on n’aurait pas cru, en temps normal, pouvoir mener des citoyens alphabétisés ; le mot du cardinal Carafa, au temps de l’Inquisition, est demeuré vrai : « Quandoque populus vult decipi, decipiatur»**. Le fascisme fut ensuite un excès pathologique du mensonge sans mesure, mauvais remède d’un temps de crise ; encore convient-il de noter que le fascisme a complètement échoué de par sa nature même, mais nullement sur le terrain de ses moyens de propagande, au point que Hitler put théoriser le fait que « les masses… seront trompées plus facilement par un gros mensonge que par un petit ». La publicité du marché moderne est venue ensuite exploiter plus rationnellement ces possibilités, et a fait preuve de son excellence comme puissance autonome, quoique l’on doive naturellement critiquer des résultats trop unilatéraux qui découlent de cette autonomie même ; laquelle trop souvent n’a pas fait entrer en ligne de compte les intérêts plus élevés de l’ensemble de notre ordre économique. Et, sans nul doute, le plus considérable résultat de toute cette période aura-t-il été l’identification du communisme avec l’ordre totalitaire qui règne en Russie, et subséquemment avec les perspectives de ses partisans dans nos pays, qui pendant des décennies ont cru que Lénine et Staline avaient aboli le capitalisme. Nous nous plaisons à nous souvenir à ce propos que, bien des années avant la traduction des Grundrisse de Karl Marx, notre ami Piero Sraffa, l’éminent économiste, nous fit noter le passage de ce livre qui tranche la question : « Laisser subsister le travail salarié et en même temps supprimer le capital est donc une revendication qui se contredit elle-même et qui s’auto-détruit. » Ainsi, cette révolution sociale qui a été voulue au XIXe siècle est bien effectivement devenue utopique, puisqu’il n’existait plus aucun lieu dans la société mondiale où elle eût pu prétendre s’affirmer pour ce qu’elle pouvait être véritablement.
*en Français dans le texte **«Autant que le peuple veuille être trompé, qu’il le soit.»
Deuxièmement, nous avons assisté à un renforcement grandiose de la puissance des États, en tant que pouvoir économique, en tant qu’autorité politique, et en tant qu’organisme toujours plus raffiné de surveillance. On peut bien dire que, dans ce sens, s’est réalisé, quoique sous un autre aspect, le rêve des économistes bourgeois du XVIIIe siècle, rêve légitime mais qui souleva tant d’hostilité des aristocrates d’alors. L’État dont ces économistes formulaient la théorie ne devait pas seulement commander la nation, mais encore devait la former et l’éduquer dans un mode déterminé ; selon Turgot, Quesnay, Letronne, Mercier de La Rivière et tant d’autres, c’est la tâche de l’État de façonner l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé ; il doit leur inculquer certaines idées et certains sentiments qu’il juge utiles et nécessaires pour abattre ces obstacles que la réalité sociale oppose à son action. L’État, disaient les économistes de cette époque, doit réformer les institutions politiques et civiles, et jusqu’aux conditions de vie des citoyens, pour transformer ceux-ci. Bodeau résume ces idées en avançant cette prophétie, très radicale pour son temps, selon laquelle : « L’État fait des hommes tout ce qu’il veut »*. Un aristocrate très cultivé, mais trop tourné vers le passé, accusait au siècle dernier ces économistes de créer par l’imagination « un immense pouvoir social qui n’est pas seulement plus grand que tous ceux qui existent sous leurs yeux ; il en diffère encore plus par l’origine et par le caractère. Il ne procède pas directement de Dieu ; il ne tire pas son origine de la tradition ; il est impersonnel : il ne se réclame plus du roi, mais de l’État… Ce despotisme démocratique (abolit) toute hiérarchie dans la société, toute frontière de classe, tout rang fixé ; un peuple composé d’individus presque semblables et complètement égaux, cette masse confuse reconnue par le seul souverain légitime (l’État), mais soigneusement dépouillée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger elle-même, ou seulement de surveiller, son gouvernement ». Les économistes se défendaient contre ces accusations en invoquant une instruction publique : « Le despotisme est impossible — avait dit Quesnay — si la nation est éclairée. »* Les exigences qu’ils avançaient étaient en effet des mieux fondées : Letronne, avant la Révolution française, note que « La nation est gouvernée depuis des siècles par des faux principes ; tout semble y avoir été fait au hasard. »* Ce qu’ils prévoyaient, aujourd’hui nous le voyons. Il convient peut-être de souligner que, contemporains de ces économistes, et dans la même direction, s’avançaient, un siècle avant le marxisme, quelques représentants de ce courant de pensée qui par la suite s’est affirmé sous le nom de socialiste. Dans le Code de la Nature de Morelly, par exemple, se trouvent déjà toutes ces doctrines sur la nécessité de renforcer la puissance de l’État, et l’on y prévoit « le droit au travail, l’égalité absolue, l’uniformité de tout, la régularité mécanique dans tous les mouvements des individus ». Il est surprenant de voir qu’en 1755, tandis que Quesnay fondait son école, Morelly préconisait ce qui, aujourd’hui seulement, est en voie d’être pleinement réalisé partout : « Les villes — lit-on par exemple dans le Code de la Nature — seront bâties sur le même plan ; tous les édifices à l’usage des particuliers seront semblables… Les enfants seront enlevés à leur famille et élevés en commun, aux frais de l’État, d’une façon uniforme. »*
*en Français dans le texte
La centralisation étatique qu’ont opérée la bourgeoisie et les bureaucraties socialistes sont le produit d’une même nécessité et d’un même terrain ; et l’un de ces pouvoirs est par rapport à l’autre ce que le fruit cultivé est par rapport à l’arbuste naturel. Mais partout l’État est devenu le protagoniste qui planifie et programme, avec plus ou moins d’efficacité, la vie des sociétés modernes. Or, l’État est le palladium de la société marchande, qui convertit même ses ennemis en propriétaires ; comme il est advenu par exemple en Russie et en Chine. Et que l’on nous permette de faire ici remarquer que nous ne craignons pas de relever l’ancien et noble terme de société marchande : toute la grandeur du monde a été apportée par les marchands et les sociétés qu’ils ont édifiées. L’art, la philosophie, la connaissance sous ses formes scientifiques et techniques, la liberté politique dans ses modalités réellement praticables, tout cela n’est apparu dans l’histoire, et n’y a duré, qu’avec la bourgeoisie marchande, et dans les exactes limites de sa domination locale ou universelle.
Troisièmement, l’isolement, et, pour ainsi dire, la séparation des personnes ont été hautement perfectionnés. Tout ce qui pouvait porter atteinte, plus ou moins directement, à la tranquillité de l’ordre social, ce qui réunissait des communautés particulières, corporations, quartiers des villes anciennes ou villages, et jusqu’aux clientèles habituelles des cafés ou des églises, s’est dissous presque complètement avec la mise en place des nouvelles conditions de la vie quotidienne d’aujourd’hui, et de son nouveau paysage urbanistique. On peut dire que chacun tend désormais à se trouver en relation directe avec le centre puissant du système qui commande même les détails de son existence ; et ce centre lui apparaît, successivement ou simultanément, en sa qualité d’autorité gouvernementale contraignante, de choix de la production industrielle qui sera seule disponible sur le marché, et de sélection des images à contempler. Ainsi les masses consomment et regardent ce qu’elles veulent de la diversité qui leur est programmée ; mais elles ne peuvent vouloir que ce qui est là.
Quatrièmement, on assiste à un accroissement sans précédent de la puissance de l’économie et de l’industrie. Cette économie moderne a réussi à donner une valeur et un prix à tout, permettant à tout le monde de consommer les marchandises que produit l’industrie. Même, il est permis de dire qu’à mesure qu’elle comble les besoins primordiaux de la population, elle se trouve en état de lui offrir aussi le superflu ; après quoi, ce qui était auparavant superflu est devenu nécessaire, et ceci dans le double sens que subjectivement il est ressenti comme tel par le consommateur, et qu’objectivement il constitue une nécessité pour l’expansion industrielle qui produit ces marchandises déterminées. Au moment donc où le citoyen, en tant que consommateur, accède librement au superflu, tout ce qu’appréciait le peuple en d’autres temps, et qu’il était indispensable de lui garantir pour lui faire supporter des réalités plus pauvres et précaires, est devenu inutile, et a disparu. Il n’existe plus rien qui ne puisse être produit industriellement, c’est-à-dire qui ne comporte un profit économique : de la nourriture aux loisirs du temps libre ou des vacances.
Nous ne voulons pas nier qu’il puisse découler de ceci des inconvénients inconnus jadis, comme les nouvelles maladies de la pollution, etc. Mais en tout cas, les progrès mêmes de la science, de la science pharmaceutique par exemple, fournissent à leur tour des antidotes qui, produits industriellement, constituent autant de marchandises vendables à la population.
Le système en vient à disposer, comme attribut de sa souveraineté, de la distance, qui grandit toujours, entre des réalités en changement rapide et les mots et les sentiments qui n’y correspondent plus qu’en apparence. Des notions populaires, figées depuis des générations, n’ont plus de rapport avec les réalités, en tout différentes, qui ont été transformées par l’industrie la plus moderne. Qu’il s’agisse de ce que l’on désignait par le travail, ou les vacances, ou la viande, ou la grippe, ou la maison, le pouvoir économique et étatique dispose de tous les éléments pour connaître les modifications introduites dans ces réalités ; lui-même expérimente ces modifications, tantôt au hasard et tantôt en poursuivant des fins délibérées. Et pendant ce temps-là, les gens parlent encore d’autres choses, qui ont disparu, avec les vieux mots, qui servent aussi à leurs débats d’opinions sur les programmes électoraux.
Cinquièmement enfin, et ce résultat est comme le concentré de ceux que nous venons d’énumérer, on peut admettre que la complication vertigineusement croissante de l’intervention quotidienne de la société humaine sur tous les aspects de la production de la vie, le remplacement de tout élément qui était tenu pour naturel par un nouveau facteur que l’on peut dire artificiel, justifient pleinement l’autorité sans partage de tout expert qui édifie ou corrige les nouveaux équilibres économiques et écologiques hors desquels personne ne pourrait plus vivre. Or, on n’est expert qu’avec l’État et l’économie ; car ailleurs il n’existe ni champ opératoire, ni diplôme. Ainsi donc la hiérarchie existante est contrainte de développer en tout le secret et le contrôle, quand bien même elle ne le voudrait pas. Mais toutes les hiérarchies dans l’histoire l’ont toujours voulu, alors même que ce n’était pas si évidemment nécessaire dans l’intérêt de tous. Le double avantage que nous tirons de cet état de fait réside en ceci : le mécontentement contre notre société n’a plus aucun sens, au moment où il se trouve peut-être plus répandu que jamais à propos de chaque détail. Seul le refus total, toujours malaisé à formuler et à mettre en pratique, a aujourd’hui une signification menaçante pour notre ordre social. Et cette menace est elle-même très atténuée dans la mesure où un refus de cette sorte, privé d’une compréhension exacte de l’ensemble et peu porté à envisager les contrecoups dans les affrontements historiques réels, a les plus grandes chances d’être sot, et de se contenter d’une quelconque illusion idéologique qui égare ses porteurs.
Voilà donc, en bref, comment le capitalisme moderne s’est trouvé capable de faire participer toute la population, dans la liberté, à cette société qu’il a bâtie. Et il est en droit de s’en réjouir, car l’entreprise n’avait jamais été tentée auparavant, et les mauvais présages s’étaient amoncelés au départ. Peut-être, une compréhension plus lucide de l’histoire — trop négligée depuis un siècle au profit d’études économiques qui, elles-mêmes, se sont intellectuellement assez mal dégagées de la théologie — aurait-elle pu insuffler davantage de confiance à l’élite d’alors, qui certes ne pouvait prévoir exactement l’apparition des formes de domination que nous venons de caractériser, mais qui aurait pu plus hardiment spéculer sur la ligne générale de l’évolution à venir, et ainsi peut-être hâter plus consciemment les formations utiles ? On se serait peut-être du même coup épargné un certain nombre des inconvénients dont nous souffrons encore, telle la mutation régressive du capitalisme en Russie. Réaffirmons-le : en dépit des inquiétudes, souvent légitimes, mais combien de fois exagérées, que la question a suscitées dans les classes dominantes de presque tous les pays, le capitalisme doit être démocratique, parce qu’il ne peut rien être d’autre. Le premier regard porté sur l’histoire, aussi bien que son étude la plus attentive et la plus acérée, nous ramènerons toujours à cet indéniable résultat que le capitalisme n’a jamais pu croître, en quelque lieu que ce soit, sinon avec une société démocratique : dans la couche précise de la société qui vivait la vie démocratique, et la voulait, et en avait besoin. Et pour se déployer pleinement et complètement, pour transformer tout en marchandise et renouveler incessamment la totalité des marchandises, il lui faut donner en permanence à l’ensemble de la population un choix dont il a fixé lui-même les termes. On doit pouvoir choisir entre deux députés, puisque l’on doit pouvoir choisir entre deux marchandises équivalentes. Qui se souvient du fascisme, qui sait combien le capitalisme d’État est mal géré par la bureaucratie totalitaire de l’Est, ou qui considère l’atrophie permanente du développement de la classe marchande dans l’ancien despotisme oriental, y trouvera a contrario la preuve de cet axiome.
Ceux qui ne comprennent pas la nécessité de demeurer libres, tout simplement n’ont pas le goût de l’être ; et il faut renoncer à la faire sentir aux esprits médiocres qui jamais n’ont connu ce goût sublime. Les infranchissables limites que comporte la liberté démocratique sont sa propre sauvegarde, et c’est la réalité qui les lui impose. On peut pourtant conclure que les peuples ont été plus intéressés par les réformes concrètes, mises en actes par le capitalisme démocratique, que par la multitude des sermons en faveur d’une « liberté » abstraite et totale ; « liberté » que personne n’a jamais vue où que ce puisse être, parce qu’elle ne s’est jamais réalisée. Il n’est donc que de s’entendre sur la réalité effective de la démocratie, sans s’effrayer ni s’enthousiasmer des monotones illusions toujours renaissantes à ce propos. Personne de sensé ne penserait à nier que la participation à la conduite politique de la démocratie, dès son admirable apparition dans l’histoire, a été le domaine réservé d’une classe de riches marchands ou propriétaires, dans l’Athènes du Ve siècle comme dans la Florence du Trecento. Nous ne voyons rien de différent dans la fameuse année 1793, ni depuis — hormis le fait que la classe dominante est actuellement beaucoup moins bien servie par le personnel, toujours plus nombreux, auquel elle délègue les tâches d’administration politique ; et nulle part aussi scandaleusement qu’en Italie où cette domesticité friponne et incompétente laisse brûler le rôti en même temps qu’elle grapille la menue monnaie dans les poches et les tiroirs de ses maîtres. Quant à l’autre côté bien notoire des républiques démocratiques, nous voulons dire les excès toujours resurgissant des prétentions infinies du populaire, ils constituent bien nettement le contraire de cette démocratie. La preuve, c’est qu’ils en ont toujours entraîné sans délai la perte. Mais nous ne sommes plus à ce moment de l’histoire du monde où la démocratie achevée, réalisée dans quelques cités, pouvait succomber sous le coup de ces prétentions sans entraver la croissance générale d’un capitalisme encore généralement abrité dans ses rapports sociaux antérieurs. Le capitalisme s’est emparé du monde pour son propre compte. L’ordre démocratique doit être défendu sans esprit de recul, « non seulement avec la pique, mais avec la hache »*, parce qu’à la même heure que lui c’est désormais le capitalisme qui succomberait définitivement.
* Citation d’Hérodote (N.D.T.).
Des esprits et des coeurs découragés, parce que depuis quelques dizaines d’années ils avaient pris la fin des troubles d’un temps pour la fin du temps des troubles, nous demanderont peut-être s’il faut se résigner à voir toute assurance victorieusement conquise être sans cesse remise en question, et si la crise dans la société est donc destinée à durer toujours ? Nous répondrons froidement que oui. Il faut regarder en face la plus dure des vérités, « la cause la plus vraie », comme dirait Thucydide, de cette guerre sociale, fâcheusement mais inévitablement permanente. Notre monde n’est pas fait pour les ouvriers, ni pour les autres couches de salariés pauvres que le raisonnement doit en fait ramener à cette simple catégorie « prolétarienne ». Mais notre monde doit aussi, chaque jour, être fait par eux, sous notre commandement. Voilà la contradiction fondamentale avec laquelle nous devons vivre. Elle entretient toujours sous la cendre, même aux jours les plus calmes, l’étincelle qui peut rallumer toutes les insatiables passions des masses, et leurs espérances sans mesure et sans frein. Voilà pourquoi nous n’avons jamais le droit de nous abstenir trop longtemps d’être intelligents.