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Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
V. Ce qu’est la crise dans le monde, et sous quelles différentes espèces elle se manifeste
« Troie, debout encore sur sa base, se serait déjà écroulée, et l’épée du grand Hector n’aurait plus de maître… Le contrat de l’autorité n’a pas été respecté ; et voyez : autant il y a de tentes grecques dressées vainement sur cette plaine, autant de vaines factions… Quand tous les rangs se sont déguisés, les plus indignes font aussi belle figure dans la mascarade… quand les planètes, dans une coupable confusion, dérivent vers le désordre, quels fléaux et quels sinistres ! quelles séditions ! Quels déchaînements de la mer, tremblements de terre, agitations des vents, épouvantes, changements, horreurs qui détournent et cassent, déchirent et déracinent l’unité et le paisible mariage des classes, hors de leur fixe condition ! Oh ! quand la hiérarchie est ébranlée, elle qui est la mesure de tous les hauts desseins, l’entreprise est malade ! … Alors toute chose se réduit à une affaire de pouvoir, et le pouvoir à la volonté, et la volonté à l’appétit ; et l’appétit, un loup universel, ainsi doublement secondé par la volonté et le pouvoir, fait nécessairement sa proie de l’univers, et à la fin se dévore lui-même… C’est notre faiblesse qui garde Troie, et non sa force. »
SHAKESPEARE, Troïlus et Cressida.
QUAND LE PRÉSENT ne portait pas à regretter le passé, et quand l’avenir ne paraissait pas compromis par la précarité d’un présent comme le nôtre, les hommes vivaient leur temps dans toute sa richesse : dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour donner un exemple évocateur, la société vénitienne pouvait s’offrir le luxe d’oublier, littéralement, les chefs-d’oeuvre d’un Vivaldi et d’un Albinoni, puisque arrivaient de Vienne les chefs-d’śuvre nouveaux de Mozart et de Lorenzo Da Ponte.
Mais dans une époque où la pauvreté d’un présent à la fois inquiet et stagnant annonce un avenir trouble et tragique ; dans une époque où la redécouverte des chefs-d’śuvre du passé, vite volés, ne nous console guère ; dans une époque où la misère, et notamment la misère culturelle, domine nos sociétés de l’abondance perdue, et nous agresse, les individus et les classes, les dirigeants et les dirigés, et jusqu’à l’État en fin de compte, toute chose en somme semble s’agiter dans une sorte d’ « inquiétude absolue de ne pas être ce qu’elle est » , pour le dire comme Hegel. On assiste ainsi à une étrange aliénation généralisée et universelle, en vertu de quoi personne ne veut plus jouer ce rôle même qui le définit : les ouvriers ne veulent plus être ouvriers, les dirigeants craignent d’apparaître comme tels, les conservateurs se cachent ou se taisent, la bourgeoisie a peur d’être bourgeoise ; nous voulons le répéter : « quand tous les rangs se sont déguisés, les plus indignes font aussi belle figure dans la mascarade », et alors s’évanouissent « l’unité et le paisible mariage des classes », car il n’y a plus, pour personne, de « fixe condition ».
Et en ce qui concerne cette bourgeoisie italienne, à qui Giorgio Bocca rappelle en vain qu’« elle n’est pas née d’hier », et qu’elle est même la première bourgeoisie qui soit apparue dans l’histoire et celle qui inventa la banque, nous la voyons aujourd’hui prendre au pied de la lettre toutes les prophéties de ses adversaires, accorder créance au marxisme à la mode et à ses prévisions plus qu’à sa propre histoire et à sa propre culture, oubliées ou ignorées, se remplir la bouche d’arguties sur le prolétariat et sur les moyens les plus adéquats par lesquels les ouvriers devraient conduire leurs propres luttes ; tant et si bien que c’est le cas de dire à cette partie de notre bourgeoisie que, dans le grand coucher de soleil du capitalisme, dont elle parle, toutes les vaches se teintent de rouge .
Cette crise générale d’identité, à son tour, n’est qu’un aspect particulier de l’actuelle crise mondiale, mais n’en mérite pas moins notre attention ; et, tant que nous en sommes à ce sujet, nous voulons a contrario citer , sans commentaires, à l’intention de cette bourgeoisie, un éloquent passage d’une lettre privée, qui nous a été adressée par un diplomate russe, dont nous tairons le nom, tout de suite après l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 :
« … C’est la bêtise — écrivait notre correspondant — qui fait qu’il y ait une question ouvrière chez vous : je ne vois absolument pas ce que vous voulez faire de l’ouvrier européen après avoir fait de lui une question. Si vous voulez des esclaves, vous êtes fous de leur accorder ce qui en fait des maîtres ; mais vous, vous avez détruit dans leurs germes les instincts qui rendent les travailleurs possibles comme classe, qui leur feraient admettre à eux-mêmes cette possibilité : quoi d’étonnant si à votre ouvrier son existence lui paraît aujourd’hui comme une calamité — pour parler la langue de la morale, comme une injustice ?
Nous avons voulu rapporter ce morceau, dont les italiques sont dans l’original, non par goût de l’anecdote, mais pour montrer que dans le froid et brutal langage qui est propre à la bureaucratie soviétique il peut parfois y avoir plus de vérité, de sincérité et de réalisme que dans les dissertations marxistes de certains bourgeois, plus ou moins intellectuels, de chez nous. Ce serait tout de même le comble de l’ironie de l’histoire si notre politique, oublieuse d’un Machiavel, devait aller chercher des leçons de science près la bureaucratie dominante de Moscou ! Et pourtant, à Moscou, la classe qui détient le pouvoir semble oublier moins que nous sa propre identité, et elle est, en dépit de ses immenses carences, consciente de ses intérêts, elle sait les défendre, et elle sait contre qui ils doivent être défendus. Les communistes, en Russie et ailleurs, savent en fait mieux que d’autres qu’aujourd’hui dans le monde aucune véritable révolution n’est plus possible qui ne soit réellement prolétarienne, c’est-à-dire qui ne soit tournée contre toute domination et toute classe dirigeante, et donc aussi bien contre celle qu’ils constituent eux-mêmes dans les pays où ils détiennent le pouvoir : et ce n’est pas par hasard que leurs partis à l’étranger ont partout cessé de parler d’une révolution qu’ils ne peuvent accepter, car en Russie en 1917 ils l’ont connue de près ; et s’ils s’en sont servi pour s’emparer du pouvoir, c’est uniquement en la brisant que les communistes ont pu se maintenir à la tête de l’État et de l’économie.
Mais entrant maintenant dans la matière de la plus vaste question mondiale que nous voulons sommairement traiter dans ce chapitre, nous dirons que c’est seulement depuis l’automne de 1973 — et nous prendrons comme point de référence la dernière guerre israélo-arabe, si lourde de conséquences — que la crise sociale qui avait, dans le lustre antérieur, investi presque tous les pays européens, et pas seulement européens, est pour le coup devenue tout ensemble mondiale et totale.
Cette crise est mondiale parce que, extensivement, tous les régimes et tous les pays du globe, qui d’une façon qui d’une autre, en sont frappés simultanément, même si les caractères spécifiques de la crise peuvent initialement présenter divers traits prédominants selon les différents pays.
D’autre part, cette crise est totale parce que, intensivement, c’est toute la profondeur de la vie, telle qu’elle se déploie à l’intérieur de chacun de ces pays, qui en a subi la contagion.
Qu’il s’agisse de crise politique ou économique, de la pollution chimique de l’air que l’on respire ou de la falsification des aliments, du cancer des luttes sociales ou de la lèpre urbanistique qui prolifère là où furent les villes et la campagne, de la croissance du suicide ou des maladies mentales, de ce qui est appelé l’explosion démographique ou du seuil franchi par la nocivité du bruit, de l’ordre public perturbé par des factieux ou par des bandits, partout on se heurte à une impossibilité surajoutée d’aller plus loin dans la voie de la dégradation de ce que furent les conquêtes de la bourgeoisie proprement dite.
Nous devons l’admettre : nous, non pas nous personnellement mais nous en tant qu’héritiers de ces conquêtes, eh bien ! nous n’avons pas su penser stratégiquement, mais — ressemblant plus en ceci au petit peuple qu’à une classe propriétaire — nous avons pensé et vécu au jour le jour, hypothéquant systématiquement le présent à force d’accumuler des dettes insolvables devant l’avenir ; c’est-à-dire à force de renoncer quotidiennement à un avenir digne de notre passé, pour ne pas renoncer à quelques négligeables avantages, avantages trompeurs d’un présent si fugace. Et comme le dit le poète de Vaucluse :
« La vita fugge e non s’arresta un’ora,
e la morte vien dietro a gran giornate,
e le cose presenti e le passate
mi danno guerra, e le future ancora. »*
* « La vie est en déroute et ne s’arrête pas une heure,
et la mort mène la poursuite à grandes journées,
et les choses présentes et les passées
me font la guerre, et aussi les futures. » (Pétrarque)
Nos classes dirigeantes semblent donc aujourd’hui en être réduites partout à ne plus discuter que de l’échéance de leur mandat — mandat à propos duquel nous oublions trop souvent que nous ne le tenons ni de Dieu ni du peuple, mais uniquement de nos propres capacités dans le passé — ; et cette discussion même se réduit plus ou moins à examiner tristement quels seraient les palliatifs les plus propres à retarder cette échéance. Et ceci parce que, dans un tel processus de décadence en actes, on en est arrivé à un point d’incompatibilité totale, quand le système social, économique et politique que nous gérons paraît vouloir lier son sort à la continuation incessante d’une croissante et intolérable détérioration de toutes les conditions d’existence pour tous et à propos de tout. On a dit que la crise déterminée par l’embargo sur le pétrole, et ensuite par l’augmentation du prix du brut décidée par les pays arabes producteurs, avait provoqué la très grave crise économique dans laquelle se débat le monde, et il y a là du vrai, mais ce n’est qu’une partie de la vérité, et certainement la partie la plus contingente, même si l’on ne peut pas la dire passagère. À propos de l’actuelle crise mondiale il faut dire, comme Thucydide de la guerre du Péloponnèse, quand il en montrait : « Τὴν μὲν γαρ ἀληθεστάτην πρόφασιν͵ ἀφανεστάτην δὲ λόγῳ », ce qui en est réellement « la cause la plus vraie et aussi la moins mise en avant », car la véritable crise d’aujourd’hui, et l’on ne le dit pas, n’est pas une crise économique, comme l’a été par exemple celle de 1929, que nous avons été capables de surmonter, on sait comment ; notre crise est avant tout une crise de l’économie, ce qui revient à dire du phénomène économique dans son ensemble, et c’est à l’intérieur de cette crise générale que s’est par la suite insérée une crise pétrolière et économique particulière.
Ceci est l’effet, des plus inquiétants, d’un double processus convergent : d’un côté les ouvriers, qui échappent à l’encadrement syndical, nous imposent des conditions de travail et d’incessantes revendications de salaire qui perturbent gravement nos décisions et les prévisions de nos économistes. Et d’autre part ces mêmes travailleurs, en tant que consommateurs, paraissant tout à coup dégoûtés de ces biens qu’ils achetaient volontiers naguère, créent des difficultés, sinon un empêchement, à la circulation des marchandises. De sorte que nous nous trouvons dans cette impasse* : que nous ne réussissons pas à vendre des marchandises que les travailleurs se refusent aussi bien à produire qu’à consommer. À la racine de cette crise, il n’y a pas, comme certains le pensent, une attitude subjective des individus — qui toutefois s’insère elle aussi dans le processus, et subséquemment en augmente les dommages. L’économie est d’abord entrée en crise de par elle-même, et de son propre mouvement s’est fourvoyée sur le chemin de son autodestruction. Ce n’est certes pas quantitativement que l’économie se découvre de tous les côtés incapable d’augmenter la production et de développer les forces productives, mais c’est qualitativement.
* En français dans le texte.
Le développement de cette économie, dont nous restons les détenteurs de la crise, a été, on peut bien le dire, anarchique et irrationnel : nous avons suivi des modèles archaïques plus convenables dans une économie agraire que dans une économie industrielle évoluée, parce que, tout comme les sociétés anciennes, toujours en lutte contre une pénurie effective, nous avons poursuivi le maximum de productivité purement et progressivement quantitative, « non discernendo el troppo da quello che basta »*. Cette identification au mode de production agraire s’est alors traduite dans le modèle pseudo-cyclique de la production surabondante des marcahndises, dans lesquelles on a sciemment « intégré l’usure » pour maintenir artificiellement le caractère saisonnier de la consommation, qui justifie l’incessante reprise de l’effort productif en conservant la proximité de la pénurie. Et voilà pourquoi la réalité cumulative d’une telle production indifférente à l’utilité et à la nocivité, aujourd’hui se retourne contre nous sous la forme de la pollution et des luttes sociales ; parce que d’une part nous avons empoisonné le monde, et d’autre part nous avons ainsi donné au peuple, pour chaque instant de sa vie quotidienne, une raison spéciale de se révolter contre nous, nous empoisonnant la vie. Nous nous réservons de traiter dans le dernier chapitre de quelques remèdes que nous proposons contre cette « maladie économique ».
* « Ne discernant pas le trop de ce qui suffit. » Guichardin
Notons par contre ici que notre pouvoir qui, à partir des premiers symptômes de guerre sociale, défendait — comme on l’a vu, pas trop brillamment — l’abondance attaquée par la subversion, ce même pouvoir doit aujourd’hui défendre l’abondance perdue : en un mot, nous nous trouvons devoir gérer le malheur du monde. Nous voudrions que le lecteur soit attentif à la paradoxale coïncidence qui va suivre, et que l’on constate pour la première fois dans l’histoire universelle : au moment même où toutes les puissances du monde sont disposées à se venir réciproquement en aide — en dépit de divergences de détail qui ne les opposent plus vraiment —, chacune de ces puissances a tellement besoin d’aide qu’elle ne se trouve plus en état d’aider efficacement les autres ; le pouvoir de chaque État est très limité en dehors de ses frontières, parce qu’il est gravement compromis à l’intérieur même de ces frontières.
D’autre part, la soi-disant coexistence pacifique entre les grandes puissances n’est nullement le fruit d’un louable choix fait délibérément dans la sphère de la politique mondiale, et n’est pas non plus le résultat des succès enregistrés par la diplomatie moderne, comme le croit le peuple. Nous savons que la coexistence pacifique n’est pas une vertu, mais une nécessité, et beaucoup moins joyeuse que l’on voudrait le croire : car si aucun conflit mondial n’a plus de place dans les hypothèses, ce n’est pas tant à cause du danger que représentent les armes thermonucléaires qu’à cause du nouveau et, selon nous, plus grave conflit social que chaque nation doit s’efforcer de surmonter en elle-même. On peut dire en peu de mots qu’une guerre mondiale n’est plus possible parce que la paix a abandonné ce monde ; et qu’au plus haut degré de puissance militaire jamais atteint par les États correspond ainsi le plus haut degré de l’impuissance.
Clausewitz disait que la guerre « est la continuation de la politique par d’autres moyens » ; mais cette définition même, valable jusqu’ici, ne l’est plus à partir de maintenant et pour la suite, car c’est la prétendue « paix » qui aujourd’hui se trouve être la continuation de la guerre sur un autre mode ; mais c’est la continuation d’un autre type de guerre, que les États ne choisissent ni ne déclarent. Les armées elles-mêmes devront être vite complètement restructurées, suivant l’exemple anglais d’une armée de métier, pour être aptes à combattre à l’intérieur, contre la subversion, tandis que les services secrets auront désormais à s’occuper principalement, et du point de vue militaire, de la politique intérieure, et non plus étrangère (mais, par charité, pas en suivant l’exemple du S.I.D. italien !). La prochaine « grande guerre » s’annonce comme une guerre civile généralisée, et que soient alors les bienvenus les théoriciens capables d’instruire les unités de professionnels qui devront être engagées dans ce combat pro aris et focis*.
*Pour nos autels et foyers.
Naturellement, il y aura encore des guerres entre les États ; mais elles seront, comme celle du Proche-Orient, des guerres locales, et les grandes puissances devront y intervenir indirectement pour limiter les dommages et contrecoups à l’échelle mondiale qu’elles sont susceptibles d’entraîner dans les pays industriels avancés, puisque ceux-ci se trouvent dans des conditions si précaires. Et ici il importe de souligner l’échec subi par la politique des grandes puissances, et conséquemment par le monde, à la suite de la dernière guerre israélo-arabe de 1973. La victoire israélienne, sous les applaudissements de l’Europe, fut obtenue, comme on sait, avec l’appui militaire et diplomatique des États-Unis, et elle a coûté, et continuera à coûter, aux États-Unis et à tous leurs alliés, beaucoup plus qu’une défaite sur un théâtre d’opérations mondial. À ce moment-là, même ceux qui ont le plus de réticence à l’admettre se sont convaincus de la vulnérabilité de tout notre système économique et monétaire, dans une conjoncture déjà très délicate de crise sociale.
David Ricardo, en son temps, avait bien défini le blé comme « l’unique marchandise qui est nécessaire, tant pour sa propre production, que pour la production de toute autre marchandise », parce que dans cette économie le blé assurait la survie des forces laborieuses elles-mêmes, d’une manière privilégiée. Les temps ont changé, et aujourd’hui c’est le pétrole qui pourrait être défini comme le produit nécessaire et indispensable pour en produire et en consommer tout autre À l’époque de la « guerre du Kippour », il a suffi à l’Europe d’entrevoir la perspective de passer l’hiver dans le froid pour que l’Alliance Atlantique, créée pour résister aux puissances armées d’au-delà le rideau de fer, fonde comme la neige au soleil : seul Caetano demeura fidèle à l’O.T.A.N., et aujourd’hui l’O.T.A.N. ne peut plus compter sur lui.
Ensuite, fait plus grave, la crise énergétique, les augmentations successives du prix du pétrole brut, et tous les déplacements des équilibres économiques et financiers ont produit, à l’intérieur de la crise de l’économie, l’intensification actuelle de la crise économique ; et l’on a dans le même temps offert aux pays arabes cette épée de Damoclès que, pour notre confort, ils se sont bien volontiers chargés de tenir suspendue sur notre industrie. Relevons en passant la débilité mentale qui se manifeste dans les calculs économico-politiques de ceux qui dirigent nos affaires depuis une génération : si l’on voulait poursuivre cette forme précise d’expansion, si largement fondée sur un ravitaillement en pétrole à bas prix, alors nous devions maintenir le vieux colonialisme, et non le sacrifier aux illusions de rentabilité immédiate d’un « néo-colonialisme ». Les troupes des principaux États bourgeois contrôlaient, il n’y a même pas trente ans, la presque totalité des pays producteurs de nos matières premières et de nos actuelles sources d’énergie. On a choisi, par le plus simpliste des calculs, de les abandonner aux moindres frais apparents, et cela pour développer ensuite notre technologie comme si nous contrôlions encore ces pays ! Une dizaine de guerres coloniales en permanence ne nous auraient même pas coûté le quart de l’embarras actuel.
Cet échec, si peu imprévisible, est en plus advenu à l’époque du déclin de la puissance américaine dans le monde ; il en a intensifié la crise politique interne, qui peu après devait renverser Nixon dans le ridicule ; et il a porté au delà de la cote d’alerte la crise qui depuis des années déchire sourdement l’Amérique dans son tissu social interne. Les premiers effets de toutes ces erreurs ont donc été vus tout de suite, mais on a seulement commencé à les voir, et l’on n’en aperçoit pas la fin. Et que dire, alors, de la désinvolture ingénue avec laquelle le successeur de Nixon, Gérald Ford, dans son discours d’investiture a proclamé : « Désormais nous savons qu’un État assez fort pour vous donner tout ce que vous voulez est aussi un État assez fort pour vous enlever tout ce que vous avez ? » « Désormais nous savons » : que savons-nous ? Aujourd’hui, peu de mois après cette hardie déclaration, nous savons par exemple que le déficit fédéral d’alors a augmenté vertigineusement, et que Ford espère que, dans le bilan pour l’exercice 1975-76, ce déficit ne dépassera pas les 900 % du chiffre du précédent. Les miséreux penseurs d’un pouvoir qui s’appauvrit à vue d’oeil, s’ils prévoient le bien, voient mal, et s’ils prévoient le mal, ils verront bien. Henry Kissinger, par exemple, quoiqu’il ne soit pas un « homme sans qualités », ressemble au personnage de Musil au moins par son défaut : qu’il dissout constamment l’action dans la vanité de l’action, et l’utile dans l’inutile ; en d’autres termes, il lui manque, comme à la majorité de ceux qu’il rencontre tous les jours aux quatre coins de la Terre, une vision stratégique de ce qu’il faut faire ou éviter de faire, au delà des obligations contingentes, pour sauver un monde qui se maîtrise avec une difficulté croissante ; car il est inutile de vouloir dominer ce qui tombe en ruine, quand il s’agirait plutôt de sauver ce que l’on veut dominer. Et en ce qui concerne cette guerre que les Israéliens ont gagné contre les Arabes, il nous suffira de dire à tous les modernes Metternich qu’ils auraient mieux fait de tenir compte d’une couple d’anciennes maximes : l’une, que « ce ne fut jamais un sage parti, de réduire l’ennemi au désespoir » (Machiavel) ; et l’autre, que « ceux qui savent vaincre sont bien plus nombreux que ceux qui savent faire un bon usage de leur victoire » (Polybe).
Quant à l’Europe, qui semble avoir oublié qu’elle a produit tous les chefs-d’oeuvre de la pensée humaine, et qui dans ces trente dernières années a placé plus de confiance en des penseurs d’outre-Atlantique qu’elle ne se permettait d’en garder en elle-même, il est maintenant patent qu’elle s’est désagrégée même en tant que simple « communauté économique ». Et en Italie le plus grand effort de certains milieux du pouvoir économique et politique face à la crise se passe de commentaires, si l’on considère qu’il n’a donné comme résultat que la risible tentative de retour à la vieille « solution » fasciste, juste au moment où les dernières ruines de ce fascisme faisaient la fin que l’on pouvait prévoir, au Portugal et en Grèce.
Les politiciens peuvent le nier autant qu’ils voudront, mais leur monnaie d’échange, le mensonge, est en ce moment rongée par l’inflation, plus encore que la Lire : une époque est finie, et une nouvelle époque s’est ouverte. Nous savons que les hommes, si souvent prêts à interpréter le passé en des termes nouveaux, sont aussi fréquemment portés à interpréter le nouveau en termes anciens ; et donc ils ne comprennent pas ce qui doit être fait, car le changement, dans les temps, exprime toujours, et avant tout, ce dont l’heure est venue. Le concubinage d’une époque avec la suivante ne risque jamais de s’institutionnaliser en mariage, quoi qu’en pense le sénateur Amintore Fanfani, qui serait indubitablement plus estimé comme interprète des paysages toscans que comme interprète de l’histoire.
Mais on dit tout de la misère intellectuelle qui s’est durablement installée au pouvoir dans notre pays, et le désole, quand on relève les réflexions, apparemment innocentes, dont on nous amuse dans l’attente de quelque panacée inconnue, et qui abondent dans notre presse, et pas seulement dans la pire ; et nous pensons par exemple à la candeur avec laquelle notre plus important quotidien a affirmé plusieurs fois « qu’il enviait aux Français Giscard d’Estaing ». Il est bien vrai que notre classe politique, considérée dans son ensemble, et une fois faites les dues exceptions, ferait honte à une tribu de pygmées ; mais ce n’est tout de même pas une raison suffisante pour se moquer de notre voisine, la malheureuse France, en prétendant lui envier des hommes politiques dont aucune tribu de Watusi ne voudrait se contenter. Quelqu’un qui aurait moins que nous le sens de l’urbanité, mais qui aurait eu l’occasion de dîner une ou deux fois chez le néo-président français, concluerait sur le personnage en des termes point trop différents de ce que Messire Nicolas a dit dans l’épigramme in mortem du Gonfalonier :
« La notte che morì Pier Soderini,
l’anima andò de l’inferno alla bocca ;
gridò Pluton : — Ch’inferno ? anima sciocca,
va su nel limbo fra gli altri bambini. »*
*« La nuit où Pier Soderini mourut,
Son âme vint aux portes de l’enfer ;
Pluton cria : L’enfer, toi ? Âme niaise,
Aux limbes, chez les autres nouveau-nés ! » (Machiavel)
Que l’on nous pardonne l’artifice littéraire, mais dans l’actuelle généralisation des mauvaises moeurs, chaque stupidité fait valoir un droit de cité qui lui est dû, et l’imbécillité ne reste jamais sans protecteur : ici, en Italie, nous respectons trop de choses pour être dignes d’être respectés. Au fond, ce n’est même pas Giscard que la trivialité journalistique envie aux Français, c’est pire : elle envie l’aguichante image du président-manager, technocrate efficient et plein d’espérances, désinvolte pour opérer quelques changements spectaculaires dans l’étiquette et pour promouvoir avec une juvénile ferveur cent innovations de détail qui distraient pour un instant l’attention de son pays de la subversion qui s’approche, qui, plutôt, couve toujours sous les cendres du mois de mai d’il y a sept ans.
La « question italienne », ou la française, ou l’anglaise, ne pourront certes pas être résolues en mettant, par exemple, à la place d’un Flaminio Piccoli ou d’un Rumor quelque personnage plus « télégénique », moins impliqué dans les faillites passées, ou moins compromis que le ministre Gioia avec la Mafia. Qu’il soit nécessaire, et à présent urgent, de changer aussi la majeure partie des hommes qui devraient défendre nos intérêts, voilà quelque chose que personne ne nie ; mais les remplacer par des Giscard, voilà un remède qui ne combat d’aucune façon le mal. On en parle, de ce mal dont nous souffrons, on en discute, on en écrit, et tous les malades jouent les médecins : leurs diagnostics sont donc toujours maladifs, et leurs ordonnances ne sont qu’un symptôme supplémentaire de cette maladie commune. L’opinion de Manzoni était que « nous autres hommes, nous sommes généralement ainsi faits : nous nous révoltons avec indignation et colère contre les maux médiocres, et nous nous résignons aux extrêmes ; nous supportons, non point résignés mais abêtis, le comble de ce que nous avons déclaré insupportable à sa première apparition ».
Nous ne dissimulerons pas au lecteur que lui parler aussi froidement est pour nous une tâche ingrate ; par ailleurs, parler autrement nous semble impossible, et honteux le silence. Et notre froideur même, en traitant de choses qui nous touchent de si près, n’est pas le produit du cynisme que certains esprits malveillants veulent nous attribuer, mais de la nécessité de garder notre sang-froid en présence du péril de la fin de notre monde : celui qui, par contre, ne ressentira pas assez le péril de cette fin, ne sera jamais en état de mettre vraiment fin à ce péril.
Ceux qui présentement, en Italie et ailleurs, s’aventurent dans des prévisions risquées concernant la « reprise » économique, feignant de croire que cette crise ressemble à tant de « conjonctures » défavorables mais passagères du passé, le font surtout dans une intention démagogique, estimant qu’il n’est pas inutile de faire croire au peuple — auquel ils ne peuvent plus promettre monts et merveilles — qu’au moins les dirigeants, sinon les ouvriers, prévoient quelque sûre reprise pour l’année prochaine ; mais à chaque trimestre qui passe ces mêmes prophètes sont immanquablement obligés de retarder et renvoyer d’autant ce changement de tendance malheureusement chimérique : l’illusion du changement n’entraîne alors qu’un changement d’illusions. Piero Ottone écrivait récemment, avec raison, que « l’attente d’un malheur est oppressante, énervante ; quand à la fin le malheur nous frappe, nous soupirons presque de soulagement, et, paradoxalement, nous souffrons moins. Jusqu’à hier, on craignait que le pays ne s’effondre ; le simple fait qu’il ne s’est pas encore effondré procure, à celui qui était le plus pessimiste, une curieuse sensation de victoire. »
Nous, qui ne sommes ni pessimistes ni optimistes, nous ne bénéficions même pas de cette « curieuse sensation de victoire » ; mais comme nous ne voulons pas trop laisser sur sa mauvaise humeur le lecteur qui est arrivé à la fin de ce peu réjouissant chapitre, nous lui citerons une petite plaisanterie, dont l’esprit n’est pas étranger au sujet. La plaisanterie, qui est un art mineur bien italien, mais le seul qui reste vivant, est en rapport inversement proportionnel avec les temps : les plus heureuses proviennent des temps les plus malheureux, et y tiennent lieu, en quelque sorte, d’unique consolation. « C’est dommage — nous disait le président d’une de nos plus fameuses industries nationales, en nous la racontant —, c’est dommage que les plaisanteries ne soient pas cotées en Bourse ! » Voici l’historiette, située ailleurs, en d’autres temps : le chef d’une tribu de Sioux, après une année où les récoltes avaient été détruites par des pluies catastrophiques, réunit sa tribu à l’approche de l’hiver pour lui communiquer la nouvelle ; et, ne sachant pas trop bien comment prendre son auditoire inquiet qui soupçonnait la calamité, il trouva un expédient oratoire que nos politiciens lui envieront ; et il dit : « Mes frères, j’ai deux nouvelles à vous annoncer : l’une est bonne et l’autre est mauvaise. Commençons par la mauvaise : cette année vous n’aurez rien d’autre à manger que de la m… ; et maintenant la bonne : en compensation, il y en aura pour tout le monde. »