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Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
VII.
Exhortation à délivrer le capitalisme de ses irrationalités,
et à le sauver
« Ils me trouvent dur ?
Je le sais bien :
Je les oblige à penser… »
ALFIERI, Épigrammes.
QUI CONSIDÈRE le monde selon la raison, est par lui considéré selon la raison. Il faut agir en accord avec les temps, et ils ont changé. Vouloir aller contre leur cours, c’est une entreprise dont la réussite est tout aussi impossible que l’échec en est bien assuré. La proximité de l’époque fatale, si elle est finalement ressentie comme telle par nous tous, pourra être paradoxalement notre dernière chance de salut, et peut-être un jour pourrons-nous dire, à notre tour, le mot du Prince de Condé dans les guerres de religion : « Nous périssions, si nous n’eussions été si près de périr »*. Tout le mal ne vient pas pour nuire, à condition de savoir exploiter à notre avantage exclusif toutes les occasions qui peuvent encore se présenter à nous, en dépit de l’indéniable précarité de notre situation actuelle : « À présent, voulant connaître la valeur d’un esprit italien, il était besoin que l’Italie fût conduite aux termes dans lesquels on la voit, et qu’elle fût (…) sans chef, sans ordre, battue, pillée, déchirée, courue à main armée, bref qu’elle eût enduré tous les malheurs », pour le dire avec les mots de l’Exortatio ad capessendam Italiam**.
* En français dans le texte
** Exhortation à ressaisir l’Italie (« Le Prince » : titre du dernier chapitre).
À qui nous accuserait de parler trop, ou trop vite, de notre ruine, et de sa proximité non hypothétique, nous rétorquerons que c’est là la première tâche de qui veut vraiment l’éviter, parce que ce n’est pas toujours que l’on se trouve en mesure d’éviter de tels désastres. Et d’ailleurs, de quoi d’autre est-il jamais possible de parler aujourd’hui ?
Le conservateur intelligent peut faire tenir le principe de son action en une seule phrase : tout ce qui ne mérite pas d’être détruit mérite d’être sauvé. Et cela immédiatement, et partout dans le monde. Mais ce qui ne mérite pas d’être sauvé, c’est-à-dire ce qui est en contradiction avec notre salut même ou qui, plus simplement, est à cet égard une gêne, il faut l’abandonner et le détruire sans ambages ni scrupules superflus. Se décharger des poids morts du passé est un acte nécessaire pour rendre moins lourde la tâche d’assainir le présent.
L’irrationalité principale du capitalisme aujourd’hui, c’est qu’étant dangereusement attaqué, il ne fait pas tout ce qu’il faut pour se défendre. Mais nous admettons qu’il en est d’autres. Nous devrons les corriger en surplus, si nous le pouvons. Là où notre gestion a été déraisonnable, elle doit être changée ; car tout notre pouvoir est intimement lié, depuis l’origine de la bourgeoisie, à la gestion rationnelle, et ne peut durer sans elle. Qu’il convienne de mettre en śuvre des réformes profondes, il n’y a rien là de nouveau. Nous en avons enfanté à toutes les époques. C’est notre force : nous sommes la première société dans l’histoire à savoir nous corriger toujours. Nous appelons déraisonnable tout ce qui, n’étant pas une nécessité effective de notre possession de la société, produit des résultats objectivement en contradiction avec cette nécessité, réultats mesurables par nous-mêmes et d’ailleurs ressentis par tous. Nous évoquerons plus loin ces réformes.
Ici nous voulons plutôt répéter que, dans le péril, on doit, comme disent les Français, faire flèche de tout bois*, mais d’abord du plus accessible et du plus malléable. Nous devons donc employer nos propres communistes, plutôt que de vendre tout le pays aux capitaux arabes, ainsi que certains de nos politiciens devenus fous commencent à le proposer sérieusement, à seule fin de faire l’économie de cette expérience d’un gouvernement avec les communistes. Mais cette expérience ne nous coûte rien, tandis que la logique de l’autre conduit fatalement à notre dépossession intégrale. Comment est-il donc possible de mettre, même un instant, en parallèle deux solutions aussi manifestement inégales ? Ce qui n’est pas concevable sur le plan de la logique proprement dite obéit ici à une logique particulière, cachée mais aisément décelable. Notre personnel politique devrait être, pour les trois quarts, licencié dans l’éventualité qui nous sauve. Dans celle qui nous perd, ce même personnel resterait tout entier en place, pour dilapider ou détourner pendant quelques années de plus une importante portion de ces capitaux, qui finalement nous exproprieraient, sans même assurer à moyen terme le pouvoir des nouveaux propriétaires. Dans la suite de cette perspective grotesque, en effet, en supposant que bientôt les forces productives et les biens immobiliers de l’Europe appartiennent majoritairement à quelques potentats arabes, qui peuvent contrôler le défectueux système monétaire international parce qu’ils contrôlent provisoirement la principale source d’énergie dont les pays industrialisés sont dépendants, ne voit-on pas que les travailleurs, que nous avons déjà tant de mal à tenir, exproprieraient avec une facilité d’autant plus grande ces nouveaux maîtres étrangers et archaïques, du reste parfaitement incompétents ? Transporter la classe propriétaire de nos pays dans l’exotisme et dans l’arriération, cela signifie tout d’abord vendre notre droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Mais ensuite, de tels parvenus* peuvent-ils espérer contrôler nos pays ? Avec leurs propres troupes, ou bien à l’aide des nôtres ? Avec notre habileté politique, ou la leur ? Nos troupes ne sont plus sûres ; et les leurs ne valent rien. Notre habileté s’est usée ; quant à la leur, poser la question, c’est y répondre.
* En français dans le texte.
** En français dans le texte.
On ne s’étonnera donc pas que les responsables d’une telle stratégie n’aient, en Italie notamment, plus d’autre politique que la liquidation de tout notre patrimoine national, et son exportation clandestine dans leurs coffres helvétiques. Tandis que les hauts fonctionnaires de nos ministères ou organismes économiques se font payer fort cher — quoique en mauvaise monnaie, hélas ! — pour quitter une carrière qui va les quitter, on voit l’hôpital de Padoue annoncer qu’il va vendre aux enchères un Mantegna qui lui appartient. Personne, parmi les responsables de la gestion de la société italienne, tous la voyant marcher si précipitamment à sa perte, qui ne songe à vendre ce qu’il détient. Et ce qu’ils détiennent à eux tous, en fin de compte, c’est l’Italie elle-même, ses monuments et son sol ; car présentement nos forces productives, avec de tels travailleurs et de tels gestionnaires, il vaut mieux ne pas en mesurer la valeur sur le marché. En peu de mots, nous devons contrer ceux qui projettent de lancer une « Offre Publique d’Achat » sur la société italienne.
Nous voulons revenir un moment sur une de nos précédentes affirmations, selon laquelle nous devons nous défaire sans scrupules de tous les impedimenta pour surmonter la crise de notre État. Le Président Leone, par exemple, qui n’est pas du tout insensible à ces arguments, depuis plus d’un an a fait allusion, quoique peut-être avec trop de circonspection — et donc sans succès — à la nécessité d’une réforme constitutionnelle, désormais urgente selon certains communistes eux-mêmes. Il faut maintenant en proposer une qui soit, en même temps, radicale et propice à la restructuration de la République, en fonction des nécessités prioritaires de la survie de notre monde et, bien entendu, qui ne porte en rien préjudice au maintien de la démocratie, comme nous l’avons dit dès le premier chapitre de ce Rapport.
Avec l’engagement du parti communiste, tant dans l’élaboration que dans la mise en application de la nouvelle Constitution, nous sommes persuadés qu’il existe une possibilité réelle de surmonter cette grande crise. La nouvelle Magna Charta devra maintenir la démocratie, oui, mais d’une manière désabusée, au contraire de ce qui est advenu dans les trente années de l’enfance de notre République. Maintenir la démocratie, cela signifie maintenir la règle du vote qui est à la base de toutes les libres républiques modernes. Nous savons que cette règle est l’inverse de celle qui présidait à la démocratie primitive : chez les anciens Grecs la règle était de compter les votes de ceux qui étaient prêts à se battre ouvertement pour un camp ou pour l’autre, et Platon a montré, comme aussi l’histoire, comment de cette démocratie primitive on passe au désordre et au despotisme. Dans le sens moderne, la démocratie doit être tout au contraire entendue comme une manière de faire voter le peuple sur toutes les questions pour lesquelles il n’est pas disposé à se battre. Ce caractère devra être accentué, et il faudra appeler les citoyens à voter, comme dans le passé, mais sur une plus grande variété de sujets non préjudiciables au bon fonctionnement de la société ; et les citoyens devront continuer à choisir entre divers candidats. Mais ces candidats eux-mêmes, de quelque côté qu’ils proviennent, auront dû à leur tour être sélectionnés précédemment avec une rigueur qualitative sans commune mesure avec ce qui se fait de nos jours, par une véritable élite du pouvoir, de l’économie et de la culture.
Et cette économie elle-même, cette technologie mderne dont nous disposons, et dont la puissance est virtuellement sans limites, exigent désormais de nous qu’il en soit fait un meilleur, et plus intelligent usage : c’est-à-dire que nous ne devons plus nous laisser dominer par cette puissance, qui d’elle-même tend incessamment à s’autonomiser, en échappant à nos mains — mains qui dans un passé récent l’ont manśuvrée avant tout selon les fictions démocratiques et démagogiques sur lesquelles nous avons édifié le géant aux pieds d’argile de l’époque de « l’abondance du bien-être » et de l’abondance marchande. Mais puisque cette époque s’est achevée, nous devrons cesser de faire consommer au peuple des images trop belles et trop folles, et nous pourrons ainsi nous donner les gants de faire consommer aux gens de moins dures réalités (moins de pollution ; moins d’automobiles ; du pain, de la viande et des habitations meilleurs, et ainsi de suite). En somme, la réforme de notre économie depuis le fond, et sa reconstruction sur de plus solides bases, devra fonder une économie nouvelle, capable d’être en même temps authentiquement libérale et sévèrement contrôlée par l’État : mais non certes par cet État, parce que lui-même devra, de son côté, être rigoureusement dirigé par une élite enfin digne de ce nom. Nous nous réservons de revenir sur ce sujet plus loin.
Maintenant, il nous importe de considérer que nous n’avons pas seulement à maintenir une classe dominante, mais la meilleure des classes dominantes possibles : nos ministres devront s’efforcer de prévaloir par le mérite et le talent, car on sait que celui dont la visée de départ se satisfait d’un second poste, n’arrivera jamais à être le second, mais n’arrivera à rien du tout. Si cette exigence minimum semble aujourd’hui utopique ou trop ambitieuse, c’est tout simplement par rapport au désolant panorama de nos derniers hommes de gouvernement ; mais une telle exigence, que la situation présente oblige à mettre en avant, n’est pas en fait disproportionnée à la réalité que l’on doit finalement affronter et aux tâches de longue haleine qu’exige la bonne administration d’une société.
Quod principem deceat ut egregius habeatur* ? Quels hommes sont aptes à sauver notre société ? Voilà ce que l’on doit d’abord se demander au moment de choisir nos ministres ; voilà surtout ce que l’on néglige, en privilégiant cent « titres de mérite » dérisoires, comme le fait que l’honorable Moro soit plus ou moins ennemi de Cefis, ou que la femme d’un autre soit l’amie intime de celle du général Miceli, qui se trouvait être en prison. « Étranger, a dit Platon, le moment est venu d'être sérieux », et l'on sait l'intérêt que ce philosophe a porté aux problèmes politiques de notre péninsule.
* Comment se doit gouverner le Prince pour s’acquérir estime (« Le Prince » : titre du chapitre XXI).
Eh bien ! nous dirons, et nous nous réservons de le prouver, qu’aujourd’hui en Italie les hommes dont nous avons besoin existent, et qu’il faut s’en servir au plus tôt, en les faisant sortir de ces limbes où un troupeau de notabilités démo-chrétiennes déguisées en loups se flatte de les avoir condamnés à perpétuité, afin d’avoir le loisir de satisfaire en toute liberté sa propre fringale de ministères et de clientèles. Du reste, peu de traits suffiraient, s’il n’était si peu tenu compte du mérite dans notre République, pour définir ces hommes ; et peu de ministres bien choisis suffisent à faire fonctionner comme il faut un État, s’il est vrai qu’à la France de Louis XIII, il suffisait d’un seul. Mais il est tout aussi évident que si l’on veut continuer à enrober à l’italienne les pâtes variées de nos gouvernements, en attribuant un ministère à un homme du talent de Bruno Visentini, et un autre à un Gioia, sur lequel « il tacere è bello »*, on compromettra à la racine la possibilité même d’une action de ces hommes de valeur, et l’on donnera une fois de plus raison à la formule justificative de Mussolini, selon laquelle « gouverner l’Italie n’est pas une entreprise difficile ; c’est une entreprise inutile ». Heureusement, l’avenir du capitalisme n’est pas lié à l’avenir de la démocratie chrétienne, pas plus qu’il ne l’a été à celui du fascisme ; mais rappelons-nous qu’un demi-siècle de stupidité au pouvoir est un peu enviable record mondial, et surtout qu’il ne nous est contesté par personne. Car aujourd’hui ils ne sont pas nombreux, les hommes de talent qui prennent le risque de se compromettre au milieu de la corruption administrative d’un État qui paraît être, comme dirait Dante, « le triste sac — qui fait de la merde de tout ce qu’il avale ».
* « Se taire est plus beau. » (Dante)
Pour nous sauver de la menace de subversion, qui persistera probablement dans les années à venir, même si les communistes au gouvernement sont susceptibles de la maîtriser mieux que nous en ce moment, notre première opération ne doit pas être la défense, aussi obstinée qu'obtuse, de l'Italie actuelle, et de ses incapables dirigeants ; notre première opération, bien au contraire, ressemblera à une politique de la terre brûlée, qui nous permettra de nous débarrasser de ces hommes, et de ces fanfreluches dont nous habillons cette pauvre République. Et, en simultanéité avec ce travail de nettoyage radical, nous devrons reconstruire autour de nous une société pourvue de toutes ces qualités qui la rendront, aux yeux de beaucoup de gens, digne d'être défendue et sauvée. Et qui sait si, à ce moment-là, les ouvriers eux-mêmes ne vont pas cesser de nous attaquer aussi violemment, même s'ils doivent rester toujours, dans le fond de leur cśur, aussi irréductiblement hostiles à la propriété ? Mais, sans nous aventurer dans d’utopiques théories philosophiques sur l'avenir du monde dans un temps où, personnellement, nous n'y serons plus, il convient plutôt de considérer, pendant que nous y sommes, tout ce qu'il est nécessaire de faire pour ne pas survivre à notre monde. Quels sont, en fin de compte, nos ennemis ?
Nous dirons que nous avons aujourd’hui à affronter plusieurs réalités hostiles, dont la seule qui soit historiquement immanente à notre mode de domination et de production, c’est le prolétariat, qui a une tendance naturelle et perpétuelle à la révolte — chose qu’en leur temps déjà les Romains résumaient dans l’adage quot servi, tot hostes*. Une fois pris acte de cette donnée de fait incontestable et constante, il importe de voir si les autres réalités qui nous sont hostiles elles aussi, possèdent la même immutabilité et la même constance que le prolétariat ; et même nous voudrions plus précisément dire qu’il convient de voir si ces autres réalités sont aussi nécessaires et utiles que le prolétariat. Car nous n’oublions pas un instant que du moins les ouvriers, quand ils travaillent et ne s’insurgent pas, sont la plus utile des réalités de ce monde, et méritent notre respect ; car c’est eux qui, en quelque sorte, sous notre direction avisée, produisent notre richesse, id est notre pouvoir. Eh bien ! nous contestons le fait que les autres réalités qui présentement compromettent notre pouvoir soient nécessaires et inévitables. Et nous nous proposons d’en examiner au moins deux : les mauvaises mśurs et l’incompétence dont notre classe politique a donné d’amples preuves d’une part, et l’anarchie économique d’autre part. Ces deux phénomènes sont délétères, mais l’un et l’autre sont opportunément éliminables, parce qu’ils dépendent de notre volonté.
* Autant d’esclaves ; autant d’ennemis.
Pour ce qui regarde ce que nous définissons comme l’insuffisance — c'est un euphémisme — de notre couche gouvernante considérée dans son ensemble, et mises à part les dues exceptions, nous affirmons que nous ne devons plus avoir scrupule de la laisser couler à pic dans la mare magnum de ses erreurs et de ses scandales, car nous avons déjà fait preuve envers elle de plus de reconnaissance que nous ne lui en devions pour les services que nous admettons qu'elle a su rendre, dans un passé déjà lointain ; et trop longtemps nous lui avons accordé une patience à fonds perdu, c'est bien le cas de le dire, dont nous ne nous croyions pas capables. Car la patience, entre toutes les vertus humaines, est selon nous la seule qui cesse d'en être une quand on la pratique avec excès. Laissons au Pape, qui est moins que nous pressé par les nécessités contingentes de cette vie mondaine dans le siècle, l'occasion d'accomplir un acte de charité en secourant et en blanchissant les consciences de ces orphelins du pouvoir. À part, en effet, la satisfaction qu'il est finalement nécessaire de donner à l'opinion publique, qui est légitimement fatiguée de voir primée l'incompétence au pouvoir, nous-mêmes pourrons ainsi nous épargner le fardeau d'avoir à défendre dans l'avenir des hommes qui, au lieu de conduire une politique de conservatisme intelligent, comme il leur avait été demandé, ont préféré une politique d'obtuse réaction, en dilapidant pendant tout ce temps tout ce qui se passait entre leurs mains. Des hommes qui se sont appuyés d'abord sur nos capitaux, qu'ils déclaraient vouloir défendre, pour se moquer des électeurs ; et qui maintenant s'appuient sur les électeurs pour se moquer de nous. Des hommes, enfin, pour nous exprimer encore une fois à travers Machiavel, tels que « pendant que tu en uses, tu perds la faculté d'en user ».
Du reste, même dans la démocratie chrétienne, il existe des hommes intelligents, et ici nous ne faisons pas seulement allusion à un Andreotti ou à un Donat-Cattin ; mais, en conscience, comment l’intelligence de ces hommes politiques pourrait-elle donner ses fruits, quand Fanfani leur demande de s’en servir dans le seul but de défendre l’indéfendable et l’inutile, tandis que l’on néglige systématiquement de sauver l’essentiel ? La survie d’un monde politique ainsi fait est déjà en elle-même une de ces réalités hostiles que nous devons cesser d’entretenir. Nous devons nous en défaire, « … et fia el combatter corto »*.
* « … et le combat sera court. » (Pétrarque)
Quant à ce que nous avons appelé « l'anarchie économique », nous dirons que dorénavant on devra limiter autoritairement la tendance à l'accumulation des surprofits dans certains secteurs de base, où le développement atteint par les techniques modernes — et spécialement chimiques — permet tout, mais où le résultat agresse la population dans sa simple existence quotidienne, et tend toujours plus à la priver de ce peu qu’il faut absolument lui laisser. Par exemple, nous désapprouvons complètement ces industriels qui prennent le risque de provoquer sans interruption les gens, auxquels ils font consommer de l'huile ou du vin chimiques, ou de la nourriture, c'est le cas de le dire, immangeable, dans le seul but d'augmenter leurs profits sectoriels, négligeant effrontément les intérêts plus généraux et supérieurs de notre classe.
Parce que, répétons-le, rien ne provoque davantage le citoyen démocratique que cette impression qu’on lui donne que l’on se paye sa tête impunément et systématiquement : et alors même que ce citoyen se désintéresse parfois de la politique, il n’est pas insensible à la qualité de ce qu’il mange, ou de l’air qu’il respire. Il faut au contraire nous préoccuper de maintenir pour la classe dominante, et secondairement pour les classes dominées, le meilleur niveau de vie qualitatif possible. Et d’ailleurs, dès 1969, un industriel comme Henry Ford l’a dit, et nous voulons le rappeler avec ses propres paroles : « … les termes du contrat entre l’industrie et la société sont en train de changer (…) : nous sommes appelés à contribuer à la qualité de la vie bien plus qu’à la quantité des biens ». Jouer les hypocrites ne rapporte rien, ou du moins ne doit plus rapporter à personne. Nous sommes très peu portés à enregistrer avec la satisfaction réservée au misérable épargnant qui en est petit actionnaire, les actifs que Cefis vante dans le bilan de la Montedison — actifs d’autre part plus ou moins acquis par les moyens que Scalfari a récemment révélés au public dans son bon livre Razza Padrona — alors qu’en vérité ces mêmes profits représentent une formidable incitation à la révolte sociale.
Et puisque nous avons cité Eugenio Scalfari, un homme dont nous estimons le courage, et tout autant l'intelligence, saisissons l'occasion pour exprimer notre avis sur ce qu'il définit excellemment comme la « bourgeoisie d'État ». Une des raisons, justement, qui nous a menés à choisir, pour ce Rapport, l'ancienne forme d'exposition qu'est le pamphlet, à la place d'un écrit plus systématique, c'est que de la sorte nous ne renonçons pas à l'agrément de parler à bâtons rompus, comme pour ainsi dire en conversant, ce qui permet de traiter de tout sans avoir jamais la prétention d'être exhaustif, et en même temps d'éviter de nous embourber dans les marécages de ces « démonstrations » sophistiquées qu'affectionnent nos politiciens pour faire passer leurs élastiques « vérités » (pour dire la vérité peu de paroles suffisent : verum index sui et falsi*. Et parce qu'en outre cette façon d'écrire nous paraît utile, puisque rapide, dans un moment où tant d'autres engagements qui ne peuvent être repoussés nous imposent de ne pas perdre de temps.
* Race dirigeante.
Cette « bourgeoisie d’État », donc, qui réunit en elle les défauts de la bourgeoisie décadente parasitaire, et ceux de la classe bureaucratique qui détient le pouvoir dans les pays socialistes, est un des quelques produits de la gestion « à l’italienne » du pouvoir, et c’est un résidu hautement nocif du « lotissement » de ce pouvoir. Le Président de la Montedison, Cefis, est le modèle dont s’inspire la description de Scalfari. Mais cette « bourgeoisie d’État » en réalité déborde ce modèle ; elle s’est nichée un peu partout dans les industries étatisées ou à participation étatique, et dans la forêt des soixante mille « organismes » publics, et s’est ainsi créé un pouvoir propre, autonome par rapport à celui de la grande bourgeoisie traditionnelle, et elle a fondé sur ce pouvoir ce qu’Alberto Ronchey a appelé, de façon pertinente, le « capitalisme d’État démo-chrétien ». Les membres d’une telle « race dirigeante » sont en réalité des individus sans aucun patrimoine personnel originaire, et privés de culture, nous ne voulons même pas dire d’une culture qui soit digne d’une classe dirigeante, mais qui soit seulement comparable, même de loin, à celle de l’austère petit-bourgeois, enseignant ou autre, des temps passés. Bien sûr, seul un nombre relativement restreint de ces individus détient aujourd’hui un réel pouvoir, et les plus nombreux ne peuvent nuire que par leurs talents limités. Ceci n’enlève rien au fait que ce phénomène soit en expansion, et donc mérite notre attention.
Le capitalisme, dans son histoire, a continuellement modifié la composition des classes, à mesure qu’il transformait la société qu’il a jusqu’à présent dirigée. Il a affaibli ou recomposé, supprimé ou même créé des classes qui ont une fonction subalterne, mais nécessaire, dans la production, la distribution et la consommation des marchandises. Seuls, la bourgeoisie et le prolétariat demeurent en permanence les classes historiques qui continuent, en un conflit qui, essentiellement, est resté le même qu’au siècle dernier, à jouer entre elles le destin du monde. Mais les circonstances, le scénario, les comparses, et jusqu’à l’esprit des principaux protagonistes, ont changé avec le temps.
Le phénomène n’est donc pas particulier à la société italienne. L’expansion, sans précédent dans l’histoire de l’économie mondiale, de ces trente dernières années, a entraîné la nécessité de créer partout une classe de managers, c’est-à-dire de techniciens aptes à diriger la production industrielle et la circulation des marchandises ; ces managers, que l’on appelle, depuis leur vulgarisation moderne, des cadres, ont été nécessairement recrutés ailleurs que dans notre classe, qui à elle seule ne pouvait plus assumer la totalité des tâches de direction. En dépit d’une légende dorée, à laquelle ils sont les seuls à croire, ces cadres ne sont rien d’autre que la métamorphose de la petite-bourgeoisie urbaine, autrefois en grande partie constituée de producteurs indépendants dans le genre des artisans, qui à présent est devenue salariée, ni plus ni moins que les ouvriers, et ceci en dépit du fait que parfois les cadres espèrent ressembler à des membres des professions libérales. Vu cette « ressemblance », obtenue à bon marché, ils sont devenus en quelque manière l’objet des rêveries promotionnelles de nombreuses couches d’employés pauvres ; mais en réalité ils n’ont rien qui puisse les définir comme des riches : ils sont seulement payés assez pour consommer un peu plus que les autres, mais toujours la même marchandise de série.
Contrairement au bourgeois, à l’ouvrier, au serf, au féodal, le cadre ne se sent jamais à sa place : toujours incertain et toujours déçu, il aspire continuellement à être plus que ce qu'il est, et que ce qu'il pourra jamais être : il prétend, et en même temps il doute. Il est l'homme du malaise, si peu sûr de lui et de son destin — non sans quelque raison, effectivement — qu'il doit continuellement dissimuler la réalité de son existence. Il est dépendant, d'une manière absolue, et bien plus que l'ouvrier, car il doit suivre tous les genres de mode, y compris les modes idéologiques ; c'est pour lui que nos écrivains et lettrés « d'avant-garde » confectionnent ces répugnants best-sellers qui font des librairies ces supermarchés dans lesquels nous, personnellement, nous refusons de mettre les pieds (il existe heureusement encore, pour notre consolation, quelques bonnes librairies vouées à l'ancien). C'est pour ces cadres que l'on change aujourd'hui la physionomie et les fonctions urbaines de nos villes, qui étaient les plus belles et les plus anciennes du monde ; et pour eux que l'on programme, dans des restaurants autrefois excellents, cette cuisine répugnante et falsifiée que les cadres apprécient toujours à voix haute, pour faire entendre aux voisins qu'ils ont appris le bon ton de la prononciation des haut-parleurs d'aéroports. « Oh sovra tutte mal creata plebe… »*
* Le vrai est la pierre de touche de lui-même, et du faux.
Politiquement, cette nouvelle classe est perpétuellement oscillante, parce qu’elle veut successivement atteindre des choses toujours contradictoires ; il n’y a donc pas un seul parti qui ne la dispute aux autres, et qui ne reçoive ses votes
Comme la petite-bourgeoisie d’autrefois, ces cadres sont très diversifiés ; mais la couche des cadres supérieurs, qui constitue pour tous les autres le modèle d’identification et le but illusoire, est déjà liée de mille manières à la bourgeoisie, et elle s’y intègre encore plus souvent qu’elle n’en provient. Voilà, en peu de mots, le portrait de ceux à qui notre bourgeoisie a confié une portion croissante de ses propres fonctions. Il n’y a donc pas trop lieu de s’étonner si ces fonctions sont assumées de la manière que l’on sait.
Une partie progressivement croissante de notre classe même, en fait, est devenue, par découragement ou inaptitude, parasitaire ; et quand elle ne s'est pas ruinée, elle s'est du moins notablement appauvrie, comme il fallait s'y attendre. Eh bien ! nous dirons que cette partie de la bourgeoisie, non seulement ne doit plus être défendue, mais encore doit être éliminée : ou bien elle se réintègre dignement, et avec toute l'intelligence que requiert la situation présente, dans une société dont nous devons recomposer le tissu, ou bien, dans le cas contraire, ils auront notre plein appui, ces ministres communistes qui la frapperont par une réforme fiscale draconienne, enfin digne du nom de réforme. Et qu'ils ne croient pas un instant, ces confortables bourgeois inactifs, que pour opérer une telle réforme un ministre communiste soit nécessaire, car cette mesure découle moins du « compromis historique » que de leur comportement dépourvu de combattivité. La nécessité, dit le peuple, aiguise l'intelligence, et le moment est venu où la créativité et le fantastique esprit d'entreprise dont la bourgeoisie a fait preuve en d'autres temps rencontrent toutes les conditions pour se déployer à nouveau. Car il n'y a que deux éventualités : ou bien la bourgeoisie, en Italie et ailleurs, fera preuve de cette intelligence et de cette volonté de vivre, ou bien elle périra en laissant peu de regrets, ayant trop collaboré avec ses ennemis à accélérer elle-même, et rendre inévitable, sa fin — parce qu'elle aura voulu identifier sa survie en tant que classe hégémonique à la survie même de ses carences. Et dans ce cas, la condamnation a déjà été écrite :
« Per tai difetti, e non per altro rìo,
semo perduti, e sol di tanto offesi,
che sanza speme vivemo in disìo. »*
* « Oh ! plèbe plus mal créée que tout le reste… » (Dante)
Nous avons fait allusion, au début de ce dernier chapitre, à la possibilité d'opérer des réformes. Ce n'est pas ici le lieu de traiter d'une manière approfondie de telles questions, que nous avons déjà envisagées ailleurs, dans un document non signé à diffusion très confidentielle, intitulé en hommage au texte célèbre du pseudo-Xénophon, La République des Italiens Nous ne croyons pas manquer à la modestie en rappelant que ce document a rencontré la réconfortante approbation de personnalités qui occupent les plus hautes fonctions : parce que c'est bien plutôt à l'honneur de ces personnes que l'on peut évoquer leur prompte compréhension de la nécessité. Nous nous bornerons donc à tracer ici quelques bases méthodologiques de ce réformisme.
La difficulté, évidemment, réside dans la nécessité de définir ce qui est effectivement vital pour notre ordre économique et social, c’est-à-dire de le distinguer sévèrement des apparences trop aisément admises de l’illusion, de la facilté, de la routine. Reconnaissons, comme tout le monde, que les pratiques actuelles ne peuvent continuer, mais reconnaissons-le dans une perspective lucide et combattive, et non dans l’accablement imbécile qui règne actuellement parmi tous les auteurs des erreurs passées, qui ne sont même pas encore capables de découvrir qu’il s’agissait tout simplement de grossières erreurs, de sorte qu’ils ont l’impression d’avoir été démentis par la foudre, d’une manière totalement imprévisible. Il ne s’agit que de corriger les irrationalités de notre pouvoir, et ceci n’a rien de nouveau, pour qui considère notre histoire avec des yeux désabusés.
Le capitalisme sauvage est condamné. Du moment que l’on peut tout vendre, il est devenu incivique de produire seulement et prioritairement ce qui est immédiatement le plus rentable, quand c'est au détriment de tout avenir concevable. Tous les excès de la concurrence doivent être éliminés par la puissance même de la production, au moment où, littéralement, la place manque pour vivre avec notre production qui détruit sa base et ses conditions futures. Au moment où le processus productif se dément lui-même, parce que l'on a trop cru à la valeur de ses automatismes, aidés mais jamais réellement corrigés par le pouvoir politique, il se trouve que toutes les justifications socialement données à cette production cessent universellement d'être reçues. Nous ne croyons plus, et personne ne croit plus, que le progrès de la production est capable de diminuer le travail. Nous ne croyons plus, et peu de gens croient encore, que cette production serait susceptible de distribuer, en quantité et en qualité croissante, des biens effectifs. Il faut donc en tirer les conclusions. Les vrais détenteurs de l'autorité sociale, dans la propriété, la culture, l'État et les syndicats, doivent au plus tôt s'accorder, secrètement d'abord et bientôt publiquement, pour promulguer une charte de rationalisation de la société, conçue pour une longue période. Le capitalisme doit proclamer, et réaliser pleinement, la rationalité dont il est porteur depuis l'origine ; mais qu'il n'a encore accomplie que partiellement et petitement. Si nous accomplissions ici — justement parce que notre pays pourrait tirer de l'excès du péril la force du salut — une śuvre si urgente et si nécessaire, le « modèle italien » du capitalisme pourra être repris par toute l'Europe, et se montrer ultérieurement capable d'ouvrir une voie nouvelle au monde entier.
Dans la perspective d’une société qualitative, il faudra avant tout distinguer très consciemment et très manifestement deux secteurs de toute consommation. Un secteur doit être celui de la qualité authentique, avec toutes ses conséquences réelles. L’autre, celui de la consommation courante, devra ultérieurement être, autant qu’il sera possible, assaini. On a longtemps feint de croire que l’abondance de la production industrielle élèverait peu à peu tout le monde aux conditions de vie d’une élite. Cet argument a si complètement perdu sa très mince apparence de sérieux qu’il s’est dégradé aujourd’hui jusqu’à n’être rien de plus que la base éphémère des raisonnements et des incitations de la publicité. On sait désormais que cette abondance des objets fabriqués exige avec d’autant plus d’urgence la délimitation d’une élite, élite qui justement se tienne à l’abri de cette abondance-là, et recueille le peu qui est réellement précieux : sans cela, il n’y aura bientôt nulle place sur la Terre pour qu’y subsiste rien de précieux. La tendance machinalement égalitariste de l’industrie moderne, qui veut fabriquer de tout pour tous, et qui défigure et casse tout ce qui existait pour diffuser sa plus récente marchandise, a gâché presque tout l’espace, et une grande part de notre temps, en entassant des biens médiocres : des voitures ou des « résidences secondaires » sont partout. Si les mots restent riches, la chose est tout le contraire, et le paysage de tous se dégrade. La loi qui domine cela, c’est que, bien sûr, tout ce que l’on distribue aux pauvres ne peut jamais être que la pauvreté : voitures qui ne peuvent circuler parce qu’elles sont trop, salaires en monnaie inflationniste, viande du bétail engraissé en quelques semaines par une alimentation chimique.
Que peut aimer une véritable élite ? Que chacun s’interroge là-dessus en toute sincérité. Nous aimons la compagnie des gens de goût et de culture, l’art, la qualité des mets et des vins choisis, le calme de nos parcs et la belle architecture de nos anciennes demeures, notre riche bibliothèque, le maniement des grandes affaires humaines ou seulement leur contemplation de derrière les coulisses. À qui ferait-on croire qu’il pourrait y avoir de tout cela, et précisément jeté sur le marché par notre actuelle production industrielle de la pacotille, pour tout le monde, ni même pour 10 % de notre population si excessive ? Et oserait-on soutenir même que ceci puisse être réellement goûté et pratiqué par n’importe qui, serait-ce même un quidam dont nous avons fait un ministre, mais qui sent encore la sueur de son enfance pauvre et de ses fébriles études d’arriviste ?
Il faut donc repenser l’ensemble de la production et de la consommation, en y joignant bien entendu l’instruction, dans un esprit de classe, en se souvenant que notre classe a le mérite historique d’avoir découvert les classes ; que c’est la bourgeoisie, et point du tout le marxisme, qui a proclamé la lutte des classes et a fondé sur elle sa possession de la société. Notre élite sociale n’est pas fermée, comme les « états » des sociétés d’Ancien Régime*. On y accède aisément, en plusieurs générations, quand notre système éducatif est réaliste et adapté ; et quand nous pouvons offrir aux individus les plus aptes une participation à des avantages effectifs qui justifient les plus grands efforts. De même, nous devons rester en état d’offrir à des classes subordonnées (artisanat, fonctionnaires étatiques ou politico-syndicaux) des avantages moindres, mais eux aussi satisfaisants et authentiques. Ainsi, la tendance à s’élever valeureusement dans l’échelle sociale pour accéder à une forme d’existence qualitative sera renforcée, parce qu’un tel but apparaîtra dans toute sa belle réalité, dans la mesure même où nous recommencerons à jouir paisiblement de cette réalité, qui aujourd’hui est suspendue à cent imprévus ; car actuellement nous avons si bien répandu sans mesure et sans réflexion le faux luxe et le faux confort, que toute la population en est très normalement insatisfaite.
* « Pour de tels manques, et non pour une autre faute,
nous sommes perdus, et condamnés seulement pour ce fait,
que sans espoir nous vécûmes dans le désir. » (Dante)
L’avarice peut nous opposer cette remarque triviale que la délimitation d'une consommation de qualité, recréant une barrière d'argent devant le tout-venant de la consommation polluante, entraîne fâcheusement des obligations de dépenses plus élevées pour la vie quotidienne de la classe dominante. Nous répondrons que les riches doivent payer leur luxe, sous peine de n'en plus avoir du tout à bref délai. La bourgeoisie doit comprendre, et surtout en Italie, qu'il n'est plus désormais possible que les riches payent tout moins cher, de même qu'ils doivent aussi se résoudre à payer des impôts. D'un autre côté, nous devrons aussi śuvrer à améliorer la consommation du peuple, en corrigeant dans la mesure du possible tout ce qui lui est actuellement infligé de nuisible pour sa santé physique ou psychique ; et chacun sait que c'est beaucoup, de ses transports à sa nourriture, en passant par ses distractions et loisirs abrutissants. Le peuple est à présent assez usé par l'abondance d'une consommation factice et décevante pour admettre avec soulagement une consommation mesurée et sécurisante, qui satisfasse à peu près ses quelques besoins authentiques. Il nous suffira, à mesure que nous opèrerons cette correction, de révéler toute la réalité, notamment au point de vue médical, sur ce qu'étaient devenus le pain, le vin, l'air des rues : bref, tous les plaisirs simples du peuple. Les gens rétrospectivement épouvantés à juste raison, nous seront reconnaissants de les avoir arrêtés sur cette pente funeste de la réalité actuelle. Il ne faudra plus polluer que quand réellement l'industrie ne peut l'éviter ; et alors il ne faut polluer que des zones industrielles tracées et peuplées à partir de ce critère fondamental, et non plus tout le pays, « a bischero sciolto »*, comme en ce moment.
* En français dans le texte.
La question de l’enseignement est, à elle seule, si grave, qu’elle suffirait presque à faire comprendre à tous que nous devons reconstruire d’urgence une société qualitative, autant dans notre intérêt bien compris que dans celui du peuple entier. Quand nous voyons des quantités de diplômés de ce que nous appelons, par antiphrase, nos universités, non seulement sans aucune culture réelle mais encore sans emploi, et qui ne peuvent même pas trouver un travail d’ouvrier parce que les employeurs se défient normalement de tels gens, et qui donc deviendront forcément des mécontents et peut-être même des révoltés, nous considérons que c’est là le produit d’une impéritie qui n’a ressenti aucune gêne à dilapider les ressources de l’État, on ne dira même pas sans résultat mais bien plutôt pour ce résultat de nous exposer à des périls ; et qu’avec cela on heurte non seulement le plus élémentaire sens de l’honnêteté, mais encore de la logique. Les Italiens, qui les premiers ont inventé l’Université et la banque, qui ont formé pendant la Renaissance la première et la meilleure théorie scientifique de la domination, ces mêmes Italiens sont les premiers à souffrir, et plus que tous les autres peuples, de la crise de toutes ces choses où ils excellèrent. Nous pourrions encore être les premiers, si nous savions montrer au monde le chemin qui nous mènera hors et au delà de cette crise.
Si nous offrons à chacun une place relativement satisfaisante, mais surtout si nous nous assurons sans tergiverser la collaboration de l’ensemble de ce que nous pouvons appeler les élites de l’encadrement, nous n’aurons pas de mal à résister à toute subversion, avec un minimum de répression intelligemment sélective : car ce ne sont certes pas les prétendues « Brigades rouges » qui vont mettre en danger notre pouvoir ; et si aujourd’hui les quatre exaltés qui les composent semblent un péril pour l’État, et s’évadent aisément de ses prisons, ceci n’arrive pas parce qu’il s’agirait d’un groupe petit mais très puissant, mais tout simplement parce que l’État s’est évanoui à un point tel qu’il est permus à n’importe qui de le tourner en dérision. Quand nous parlons de répression sélective, nous voulons dire qu’il faut nous défendre de tout autre chose.
La censure — et ici avouons que nous devrons prendre garde à tenir la bride courte à nos alliés communistes — ne convient pas à l’esprit même du capitalisme. La censure ne peut être envisagée dans nos lois, et employée dans la pratique, qu’à titre de recours tout à fait exceptionnel, en tout cas quand il s’agit des livres. Sur cette question, il ne faut ni surestimer les périls, ni s’endormir. Dans les dix dernières années, par exemple, et en considérant l’ensemble des pays démocratiques, il nous semble qu’une censure intelligente n’aurait eu à interdire que trois ou quatre livres. Mais ces livres-là, il eût fallu les faire disparaître absolument, par tous les moyens. Non que nous eussions nous-mêmes négligé de les lire ; mais en les gardant par devers nous, comme les érotiques à la bibliothèque du Vatican. Quand des livres de critique politique ne concernent qu’un détail de l’actualité ou une péripétie locale, ils sont périmés avant d’avoir eu le temps de trouver beaucoup de lecteurs. Nous n’avons à prêter attention qu’aux très rares livres qui sont susceptibles de faire des adeptes sur une longue période, et finalement d’ébranler notre pouvoir. Nous devons assurément nous en instruire. Cependant, il ne s’agit pas de critiquer leurs auteurs, mais de les anéantir. On sait en effet, mais souvent on l’oublie, que les plumes dont nous parlons finissent toujours par faire travailler les armes, quand ce n’est pas l’inverse, ou jusqu’à ce que ce soit l’inverse ; nous ne nous souvenons plus de qui l’a dit le premier, mais il existe dans l’histoire une simultanéité significative entre l’invention de l’imprimerie et celle de la poudre à canon. En somme, nous devons traiter les auteurs de certains livres en perturbateurs du repos public, néfastes pour notre civilisation ; qu’ils ne veulent pas réformer, mais détruire. Nous devons, sur tous les points cruciaux, nous garder scrupuleusement de tout sentimentalisme et de toute prétention à la justification excessive, qui risquerait de corrompre notre propre lucidité : nous n’administrons pas le Paradis, mais ce monde.
Aussi terrible que soit, à l’heure où nous écrivons, la situation en Italie, que l’on ne nous accuse surtout pas de nous en exagérer le péril et la douleur au point de faire dériver tout ce qui nous agresse en tant que classe universelle, des malheurs particuliers de cette :
« … serva Italia, di dolore ostello,
nave sanza nocchiere in gran tempesta… »*
* Littéralement : « à queue déliée » ; vieille expression florentine qui évoque l’irréflexion et le sans-gêne (N.D.T.).
Tout au contraire, si nous sommes à ce point inquiets de ce qui advient, et de ce qui peut encore advenir en Italie, c’est justement parce que nous savons que la crise est mondiale. Vu l’unification capitaliste si avancée de la planète, c’est le capitalisme mondial que nous risquons d’entraîner dans l’abîme. Car l’Italie n’est plus du tout cette province arriérée, et séparée des nations modernes, qu’elle fut si longtemps pour son malheur et pour son repos. Le pouvoir de classe est menacé en Russie aussi bien qu’en Amérique, mais l’Europe, à tous égards affaiblie, est au centre de la tempête. Et tous les malheurs historiques de l’Europe ne sont pas étrangers à ce fait qu’il s’y trouve malheureusement des Français. Tout permet de penser que, sans eux, le capitalisme aurait connu un développement supérieur au point de vue qualitatif. La Descente de Charles VIII a brisé les républiques commerçantes italiennes, et Bonaparte trois siècles plus tard en a achevé même le souvenir à Venise. La Révolution de 1789 a donné libre cours aux programmes illimités de la canaille, alors que les révolutions bourgeoises d’Angleterre au XVIIe siècle avaient paru fonder la cité politique propre au développement harmonieux du capitalisme moderne. Enfin, alors que l’idéologie de l’abondance des marchandises paraissait encore récemment capable de calmer par la consommation les malaises des classes travailleuses — quoique là-dessus, à vrai dire, les observateurs avertis aient toujours douté de la solidité d’un tel équilibre —, ce sont encore les Français qui, en 1968, lui ont porté le coup de la mort.
Ce que nous affrontons maintenant, c’est un problème universel, et c’est un très ancien problème. Giovanni Agnelli disait, l’an passé, que les ouvriers ne voulaient plus travailler parce qu’ils étaient démoralisés par les conditions modernes d’habitat qu’on leur a aménagées. Quelque finesse que l’on puisse reconnaître à cette originale observation, nous devons dire qu’Agnelli, en privilégiant trop l’examen des circonstances les plus caractéristiques de notre période immédiate, n’est pas allé cette fois jusqu’au cśur de la question. Les ouvriers ne veulent pas travailler chaque fois qu’ils en aperçoivent la plus petite possibilité, et ils aperçoivent des possibilités de ce genre chaque fois que notre domination économique et politique se trouve affaiblie par des difficultés objectives ou par celles qui découlent de nos maladresses. Ne plus jamais travailler, c’était, si l’on regarde au fond des choses, le but des Ciompi comme celui des Communards. Toute société du passé, dans chaque époque, a affronté à sa manière ce problème, et l’a dominé ; alors que présentement l’on dirait que c’est nous qui sommes en train d’être dominés par lui.
Ceux de nos lecteurs qui nous ont reconnus savent bien qu’en aucune saison de notre vie nous n’avons consenti à pactiser avec le fascisme, et que nous ne le ferons pas non plus avec une forme de gestion bureaucratique totalitaire, et ceci pour les mêmes raisons : la bourgeoisie doit vouloir demeurer la classe historique par excellence. Karl Marx lui-même, irréfutable sur ce point, a très bien montré l’erreur que commet la bourgeoisie quand elle abdique son pouvoir politique entre les mains d’un « bonapartisme ». Nous sommes donc tournés vers l’avenir, mais pas n’importe quel avenir.
Quel serait donc, pour parler une fois le langage de nos « exécutants », notre « modèle » ? Tandis que les plus cultivés de nos adversaires trouvent l’ébauche de leur modèle dans l’Athènes de Périclès ou la Florence pré-médicéenne — modèle qu’ils devront avouer fort insuffisant, mais digne pourtant de leur projet réel, car il étale au plus caricatural degré, derrière le radicalisme utopique de l’ultra-démocratie, la violence et le désordre incessants qui en sont l’essence même —, nous désignerons au contraire notre modèle de société qualitative, modèle qui a été en son temps suffisant et même parfait, dans la République de Venise. Voilà la plus belle classe dominante de l’histoire : personne ne lui résistait, ni ne prétendait lui demander des comptes. Ici, pendant des siècles, point de mensonges démagogiques, point ou guère de troubles, et fort peu de sang répandu. C’était un terrorisme tempéré par le bonheur, le bonheur de chacun dans sa place. Et n’oublions pas que l’oligarchie vénitienne, s’appuyant dans certains moments de crise sur les ouvriers armés de l’Arsenal, avait déjà découvert cette vérité qu’une élite sélectionnée parmi les ouvriers fait toujours à merveille le jeu des propriétaires de la société.
Pour finir, nous dirons que, relisant ces pages, nous ne découvrons pas quelle objection tant soit peu pertinente un esprit rigoureux pourrait y faire ; et nous nous persuadons que la vérité s’en imposera généralement.