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Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937
Par un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer,
traduit de l’espagnol par deux aficionados sans qualités, préface des Editions Plagiat,
accompagné d'affiche de Bauset graveur de la Colonne de Fer
et illustré par Mamoste Dîn
Préface par les éditions Plagiat
Publié à Valence entre le 12 et le 17 mars 1937 dans le quotidien anarchiste Nosotros, ce texte parut pour la première fois en français en 1979 aux éditions Champ Libre, accompagné
d’une note de couverture de Guy Debord.
Ce dernier écrivait, en 1979 : « Cet appel d’un milicien anarchiste inconnu, appartenant
à la fameuse « Colonne de Fer », paraît bien être, jusqu’à ce jour, l’écrit le plus véridique et le
plus beau que nous ait laissé la révolution prolétarienne d’Espagne. » Et s’il nous apparaît
utile de republier ce texte aujourd’hui, c’est que nous pensons qu’il n’a pas perdu son intérêt et
que ce jugement est toujours valide.
Notre démarche se distingue toutefois en ceci qu’il nous apparaît que cette Colonne de
Fer n’est plus aujourd’hui si « fameuse », si tant est qu’elle l’ait jamais été en France. De
même l’histoire de la révolution espagnole est, mais ce n’est là rien de nouveau, occultée par
les différentes historiographies idéologisées, qui ont en commun leur discours victimaire
(même à droite), moralisateur et manichéen (même bien souvent chez les anarchistes). Bien
souvent également, on ne pense pas la politique au delà des gouvernements et des partis,
mettant de côté ces facteurs essentiels que furent chez le peuple espagnol la résistance à la
modernité capitaliste et la lutte de classe autonome de certaines fractions du prolétariat.
Franz Borkenau, auteur de l’un des meilleurs livres sur la révolution espagnole, ayant
voyagé à deux reprises en Espagne en 1936 et 1937 disait, commentant sa propre démarche »:
« Moins que toute autre situation sociale, une révolution ne peut être comprise à
travers une sèche énumération de faits bruts. La moitié de sa signification réside dans
l’atmosphère et l’ambiance générale qui l’entoure. Pour rendre compte de ce climat... la
meilleure voie à adopter me paraît être celle qui passe par les impressions, espoirs, erreurs et
déceptions que connaît un observateur favorablement disposé. J’irai jusqu’à dire que la
naissance, la transmutation et l’effondrement de ces illusions entrent au moins pour moitié
dans la vie et la mort d’une révolution. » (Spanish cockpit)
Le sens de cette révolution, son atmosphère, l’ambiance générale de cette Colonne de
Fer, qui a représenté l’un des groupes les plus avancés de la révolution sociale espagnole, tout
cela, le texte que nous publions ici saura le transmettre. Cette préface vise justement à donner
le pendant à cette moitié, à éclairer de manière concise le contexte historique, le parcours de
cette colonne, le détail et les enjeux des luttes politiques dont il fait état.
Le journal Nosotros était le porte-parole d’un groupe anarchiste éponyme basé à
Valence, et qui a constitué en 1936 et 1937 le coeur de la Colonne de Fer, l’une des principales
milices de la CNT dans la région de Valence, le Levant, où se trouvait le front de Teruel. Il faut
pour comprendre sa situation politique revenir rapidement sur l’histoire de l’Espagne et de la
CNT.
La Confédération Nationale du Travail fut créée en 1910, à la suite de l’échec de la grève
générale et de l’insurrection de 1909, afin de contrer l’UGT, le syndicat socialiste très proche
du PSOE, le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, tous deux réformistes.
Il s’agissait pour les anarchistes espagnols de faire de la grève un moyen et un objectif à
part entière de leur mouvement. Jusque-là en effet, la grève n’était qu’un aspect secondaire de
la lutte anarchiste en Espagne, et ses activités principales étaient l’insurrection et l’assassinat
(ce qui était alors aussi une pratique courante de la police à l’encontre de dirigeants syndicaux
ou même d’hommes politiques libéraux ou catalanistes). Refusant le parlementarisme et se
tenant à distance des partis politiques, la CNT rejetait également des pratiques syndicales
alors assez répandues comme la constitution de fonds de grèves où la mise en place
d’assurances sociales.
Les anarchistes espagnols étaient très éloignés du syndicalisme réformiste allemand ou
anglais de l’époque, ils ne croyaient pas à un progrès de leur condition dans le cadre d’une
société qu’ils rejetaient intégralement. On était encore à l’époque de la restauration
bourbonienne, et la réaction de l’État et du patronat au syndicalisme révolutionnaire prit la
forme du pistolérisme : l’assassinat ou l’exécution des principaux syndicalistes par des
hommes de main ou des policiers. Dans ce contexte, les grèves devaient être courtes et donc
nécessairement violentes, pour amener des gains notables. Par ailleurs ces grèves devaient se
conclure sans engagements vis-à-vis du patronat, l’augmentation des salaires et la réduction
du temps de travail devaient être obtenues sans contreparties.
« Barcelone, note Franz Borkenau à ce propos, ne connut jamais le type d’action
pacifique qui est la norme en Europe. On y voit toujours des grèves accompagnées de jets de
bombes, d’émeutes aux portes des usines ou d’actions comme celles qui eurent lieu lors de la
dernière grève des tramways à Barcelone, lorsque les grévistes lancèrent les voitures en
flammes à travers les rues de Barcelone et eurent ainsi gain de cause! […] Entre employeurs et
salariés, c’était l’état de guerre permanent. Ces idées sont plus ou moins directement inspirées
de la doctrine du fondateur français du mouvement syndical, Georges Sorel qui,
curieusement, ne sut jamais que ses théories étaient mises en pratique en Espagne. »
De la révolution russe et de l’espoir qu’elle a suscité parmi le mouvement ouvrier
européen, les anarchistes espagnols ont retenu le programme des soviets, et l’exigence de leur
liberté face à la dictature du parti bolchévique. En Espagne les soviets, les conseils, trouvaient
leur pendant dans la tradition des juntas, les comités locaux autonomes qui se créaient en
contexte révolutionnaire ou insurrectionnel. Ce sont justement ces comités qui ont recouvert
le pays en juillet 1936, en réaction au soulèvement militaire et qui en bien des lieux ont été
l’élément décisif de l’échec des militaires.
Quant à l’État espagnol, il n’avait cessé de s’affaiblir tout au long du 19e siècle, et si la
restauration bourbonienne de 1874 avait mis fin à un demi-siècle de guerres civiles et permis
le retour à la stabilité, le compromis conservateur qu’incarnait ce régime allait à terme poser de nombreux problèmes. Depuis lors, toute la vie politique du pays était structurée autour
d’une alternance politique artificielle entre le parti libéral et le parti conservateur, le tout sous
l’égide de la monarchie. Ce système politique, le caciquisme, reposait sur des liens entre le
gouvernement et des potentats locaux, les caciques, qui disposaient de clientèles électorales et
de factions armées pour orienter les électeurs. Bien souvent, d’une élection à l’autre, le même
candidat – assuré de gagner – représentait alternativement les deux partis, en fonction des
consignes du gouvernement.
« Nous, les libéraux, étions convaincus que nous gagnerions les élections. Cependant,
Dieu en a voulu autrement. À ce qu'il paraît, ce sont nous, les conservateurs, qui avons gagné
les élections. » Cette parole attribuée au cacique de Motril dans la province de Grenade
résume bien la situation. Tout cela était associé à une très forte abstention et à une défiance
générale vis-à-vis de l’administration. Avec le temps ce système avait perduré et s’était en
quelque sorte sédimenté jusqu’à créer dans certaines régions des oligarchies locales, liées à
l’État mais toutes puissantes, inamovibles, impossibles à réformer. C’est d’ailleurs pour le
meurtre d’un de ces potentats que l’auteur du texte qui suit fut condamné au bagne, en 1925.
Revenons aux années 1920. Face à la crise latente de la monarchie espagnole et devant
une défaite militaire désastreuse au Maroc, en 1921, dans laquelle il était personnellement
impliqué, le roi Alphonse XIII abdiqua en 1923 au profit de Primo de Rivera. Ce dernier était
un général qui faisait consensus dans l’armée et qui devait satisfaire les différentes classes
dirigeantes pour moderniser le pays sous sa dictature tout en préserverant la monarchie à
l’arrière-plan.
Mais dans ces conditions, l’État espagnol connaissait un pourrissement de plus en plus
grave. Les exigences contradictoires de l’Église, de l’armée, de l’aristocratie foncière, de la
bourgeoisie en expansion, mais aussi la question du centralisme castillan face aux volontés
autonomistes, notamment en Catalogne, toutes ces difficultés, la dictature ne sut les
surmonter. Le cas de la bourgeoisie, principalement développée en Catalogne, est à cet égard
révélateur des difficultés du régime. Les organisations du patronat prirent le parti de soutenir
le régime de Primo de Rivera dans ses aspirations modernisatrices, aux dépens de la cause
régionaliste, et perdirent leur crédit politique dans son échec. Dans un contexte de
soulèvement contre la grande propriété foncière dans les campagnes, et sous la pression des
libéraux qui voulaient une république, des socialistes et des catalanistes, et privé même du
soutien de l’armée, le régime de Primo de Rivera et la monarchie prirent fin par l’abdication
d’Alphonse XIII en faveur d’un régime républicain en 1931.
En ce qui concerne la CNT, l’avènement de la Deuxième République eut pour effet de
voir l’émergence d’un courant réformiste dans ses rangs, le « possibilisme libertaire ». Ce
courant avait eu quelques antécédents dans les années 1920, mais prit forme dans la CNT avec
le Manifeste des Trente, publié à Barcelone en août 1931, et porté notamment par des noms
comme Joan Peiró et Ángel Pestaña, deux anciens secrétaires généraux de la CNT. Leurs
positions politiques sont, du moins en pratique, authentiquement réformistes, aussi absurde
que cela puisse paraître dans le cadre d’une organisation comme la CNT. En fait, face aux
premières manifestations de ce « possibilisme » au début des années 1920, avait été créée la
FAI, la Fédération Anarchiste Ibérique, une organisation qui avait vocation à rassembler au
sein de la CNT les membres qui se distinguaient par la force de leurs convictions anarchistes
et la rigueur de leurs positions politiques.
La plupart des postes-clés de la CNT avaient fini par revenir à des membres de la FAI,
et en 1931, le Manifeste des Trente critiquait une « dictature de la FAI » au sein de la CNT,
rejetait la violence politique et les actions illégales, et prônait une participation à la
démocratie bourgeoise pour obtenir des réformes favorables à la classe ouvrière.
Ces possibilistes, ou réformistes libertaires furent minoritaires au sein de la CNT, et
furent exclus de l’organisation en mars 1932. Toutefois il s’est trouvé quelques endroits où
cette tendance réformiste fut majoritaire, et notamment à Valence, où une partie non
négligeable des syndicats fit scission de la CNT en automne 1932.
Toujours est-il que face à l’incompétence des républicains et de la gauche de
gouvernement arrivée au pouvoir en 1931, la droite, unifiée dans la Confédération espagnole
des droites autonomes (CEDA), prit le pouvoir lors des élections de 1933. Elle s’attacha à
défaire toutes les réformes politiques, assez superficielles, de la gauche. Par ailleurs, le
contexte international, la récente victoire du fascisme en Allemagne et en Autriche, et leurs
conséquences pour les partis de gauche fit très sensiblement varier le discours de la gauche
espagnole, des socialistes en particulier, et une insurrection contre le gouvernement de droite
fut prévue en 1934.
Le seul endroit où cette tentative prit de l’ampleur fut la région minière des Asturies, où
elle rassembla les travailleurs de toutes les orientations politiques. À Barcelone les anarchistes
qui constituaient la quasi-totalité du mouvemement ouvrier refusèrent de prendre part à une
insurrection qu’ils pensaient menée au profit de la petite bourgeoisie catalaniste, tandis qu’à
Bilbao les ouvriers étaient tenus par des syndicats catholiques, et ailleurs le mouvemement
ouvrier n’était pas en mesure de prendre le pouvoir. Pendant deux semaines, la province des
Asturies résista à l’armée en mettant en place un système de soviets, avant que l’insurrection
ne soit vaincue. Plus de 30000 révolutionnaires finirent en prison, la répression du
mouvement fut sanglante mais tout cela fit de ce soulèvement un symbole pour les forces de
gauche. D’un côté était apparue la faiblesse de l’État, et le mouvement révolutionnaire avait
gagné aussi bien des martyrs que la preuve de la possibilité d’un soulèvement révolutionnaire
armé. De l’autre, les réformistes, rejoints par le parti communiste (PCE) alors assez
insignifiant, optèrent pour une stratégie de front populaire pour écarter la droite du pouvoir à
tout prix.
Ainsi, si en 1936 le Frente Popular ne vit pas participer la CNT, il reçut au moins son
soutien dans les urnes et gagna de jutesse les élections en février. Dans ce contexte, le congrès
de Saragosse en mai 1936 vit la réunification de la plupart des syndicats réformistes qui
avaient été exclus de la CNT en 1932 par les partisans de la FAI. À Valence, les réformistes se
trouvèrent donc majoritaires au sein de la CNT, et la direction fut rapidement réorientée par
la faction modérée, qui accepta rapidement la politique de collaboration avec les autres forces
antifascistes.
A l’annonce du soulèvement militaire, commencé le 17 juillet au Maroc espagnol et le 18
juillet dans la Péninsule, l’UGT et la CNT déclenchèrent à Valence une grève générale le 19
juillet 1936. Le soulèvement militaire à Valence était prévu pour le même jour, mais les chefs
militaires hésitèrent trop longtemps en attendant des nouvelles de Madrid et de Barcelone et
ne prirent jamais le contrôle de la ville.
Dans les quelques jours qui ont suivi, le pouvoir effectif fut pris par le Comité de Grève
Unifié de Valence, dirigé conjointement par la CNT et l’UGT, tandis que le gouvernement de
Madrid envoyait un Comité délégué pour négocier la reddition de la garnison hésitante et
pour rétablir son autorité sur place. Le 22 juillet, le Comité de Grève Unifié s’unit avec les partis du front populaire pour former le Comité Exécutif Populaire de Valence (CEP), qui mit
sur pied une milice et ne tint pas compte des négociations du gouvernement de Madrid avec
les militaires. La milice finit par prendre d’assaut les casernes, les soldats opposèrent peu de
résistance et la plupart des officiers furent exécutés.
Au sein du Comité Exécutif Populaire étaient représentés les syndicats ainsi que les
partis du front populaire, non pas sur le principe d’une place proportionnelle à l’importance
locale de l’organisation, mais sur un principe de parité entre les organisations. Ce genre de
compromis fut mis en place dans de nombreuses villes et eut pour effet de réduire le pouvoir
des organisations révolutionnaires qui l’avaient accepté, alors même que la plupart des milices
et des ouvriers de la ville étaient affiliés à la CNT.
Dès que le Comité Exécutif populaire fut formé, la direction de la CNT fut incapable
d’assumer une politique révolutionnaire autonome, même lorsque le rapport de forces était en
sa faveur. Elle collabora avec les autres forces de gauche sur la base d’une parité artificielle, et
laissa l'initiative aux réformistes et aux staliniens. Ainsi le CEP commença à reconstruire les
forces de l'ordre : le 16 septembre à Valence, le CEP crée la Guardia Popular Antifascista
(GPA), une nouvelle police destinée à remplacer la Garde d’Assaut républicaine. Elle était
commandée par le secrétaire à l’Ordre Public du CEP, le commandant socialiste Navacerrada.
Le commandement des milices populaires valenciennes, lui, revint au député communiste
Uribes, qui équipa bientôt certaines colonnes mieux que d'autres.
Dans le même temps, chez les anarchistes, les éléments les plus politisés et les plus
volontaires qui s’étaient organisés en colonnes étaient allés sur le front du Levant. Là-bas,
l’affiliation à la CNT concernait la majorité des combattants. Encore en décembre 1936, après
que l’influence anarchiste se soit nettement réduite, sur les environ 20000 hommes du front
de Teruel, plus de 55 % étaient liés à la CNT.
La Colonne de Fer fut l’une de ces colonnes, formée par des ouvriers et des militants
anarchistes du groupe Nosotros. Sur le front dès le début du mois d’août, ses effectifs
dépassent rapidement les 2000 hommes. Il ne s’agit pas pour elle de mettre la révolution de
côté au nom de l’antifascisme, bien au contraire. Partout où se trouvaient ses milices, la
Colonne de Fer cherchait à imposer le communisme libertaire et s’employait à étendre la
collectivisation des terres à travers les expropriations des grands domaines agricoles. Suivant
son exemple, d’autres milices se sont appliquées à approfondir la révolution sociale dans les
campagnes. Comme l’a montré Miquel Amorós dans son ouvrage sur José Pellicer, – l’un des
meneurs du groupe Nosotros au sein de la Colonne – plus que tout autre, pas même la
Colonne Durruti, la Colonne de Fer a agi à la fois comme milice de guerre et comme
organisation révolutionnaire : elle a dressé des procès-verbaux de ses assemblées, publié un
journal (Línea de Fuego mais aussi Nosotros), publié des manifestes et des communiqués,
parce qu’elle avait besoin d’expliquer ses actions à l’arrière et de justifier ses mouvements et
ses décisions auprès des travailleurs et des paysans.
Alors que sur le front son effectif est en septembre d’entre 2000 et 3000 hommes, dès
octobre plus de 12000 personnes sont inscrites sur les listes de volontaires (et plus de 20000
dans l’hiver 36-37), mais ne peuvent rejoindre le combat faute d’armes. Ce manque d’armes,
généralisé dans les deux camps au début de la guerre civile, fut aggravé par la réticence des
responsables du front populaire de fournir des armes aux organisations anarchistes, qui pourtant, en Catalogne et au Levant, constituaient une part non négligeable, et même parfois
la majorité des forces engagées sur le front.
Cette question des armes, et les divergences politiques entre certaines factions
anarchistes désormais militarisées et résolues à pousser la révolution sociale jusqu’au bout de
ses conséquences et le reste des partis du front populaire, vont mener très tôt à des
affrontements, et faire de la Colonne de Fer la plus critiquée et la plus calomniée des colonnes
de la CNT. En septembre, des centaines d’hommes de la Colonne de Fer sont ainsi envoyés à
l’arrière pour trouver des armes et des munitions pour le front. Les forces de l’ordre les
auraient à cette occasion harcelés, et tenté de les arrêter. Quoiqu’il en soit, la colonne a
répondu à cette provocation avec force : à deux reprises, une fois à Valence et une autre fois à
Castellón, les révolutionnaires ont attaqué les tribunaux pour détruire les archives judiciaires,
et la mairie pour détruire les registres de propriété. C’est également là que la Colonne de Fer
s’en est prise à la prison de San Miguel de los Reyes, où ils ont libéré les prisonniers de droit
commun qui y étaient détenus, et notamment l’auteur du texte qui suit. La libération des
prisonniers de droit commun avait été un des points du programme de la CNT réunifiée du
congrès de Saragosse de mai 1936. Bel exemple des mensonges répandus de tous bords sur
cette colonne, la droite les accuse à cette occasion d’avoir exécuté les fascistes et les militants
de droite emprisonnés, ce qui est probablement vrai, tandis que les socialistes du front
populaire, eux, les accusent d’avoir libéré des fascistes et des monarchistes, et d’avoir été
infiltrés par eux. Le même genre de discours qui voit par exemple dans les révolutionnaires de
Budapest de 1956 des « hooligans fascistes » pour citer la Pravda.
Toujours à la recherche d'armes, la Colonne de Fer s’en serait prise à la police de la
GPA, qui était bien équipée par le Comité Exécutif Populaire de Valence, mais considérée par
certains anarchistes comme un corps de lâches devenus policiers pour éviter d’aller au front.
C’est dans ce contexte de tensions, en octobre 1936, que l’anarchiste Tiburcio Ariza a
été tué par la GPA lors de son arrestation. Ses funérailles eurent lieu le 29 octobre, organisées
par plusieurs colonnes anarchistes, et prirent la forme d’une manifestation armée dans le
centre-ville de Valence. Certains ont interprété cet acte comme une tentative de coup de main
des anarchistes, mais quoiqu’il en ait été, en arrivant sur la place Tetuán, siège du parti
communiste, un lieu qui deviendrait par la suite emblématique de la répression stalinienne en
Espagne républicaine, les anarchistes furent pris en embuscade. Les communistes s'étaient
préparés, profitant de la force d'un bataillon revenu de Madrid. Les combats ont duré une
demi-heure et au total, une trentaine de personnes ont été tuées et une cinquantaine blessées,
principalement des membres de la CNT.
« Cette haine qui fut construite autour de nous donna lieu à des affrontements
douloureux, le pire de tous en ignominie, qui fait monter le dégoût à la bouche et porter la
main au fusil, eut lieu en pleine ville de Valence, lorsque ouvrirent le feu sur nous
d’« authentiques rouges antifascistes ». Alors… bah !… alors il nous faut conclure sur ce que
maintenant la contre-révolution est en train de faire. » (Protestation devant les libertaires du
présent et du futur sur les capitulations de 1937)
La réaction des colonnes a été d'essayer de faire marcher les forces du front de Teruel
sur Valence pour prendre le pouvoir. Les communistes avaient un bataillon, la GPA et quelque
300 jeunes en formation militaire, les anarchistes, eux, contrôlaient la majorité des milices du
front et auraient largement pu se débarasser du gouvernement du front populaire. C’était sans compter sur la bureaucratie de la CNT, qui après avoir collaboré avec réformistes et staliniens
au sein du comité exécutif local, après leur avoir délégué la police et l’armement, tentait
désormais d’entrer au gouvernement de la république, et pour cela voulait éviter tout
affrontement avec les socialises et les communistes.
En Catalogne, là où le mouvement anarcho-syndicaliste était le plus fort et où la
révolution sociale était allée le plus loin en juillet et en août 1936, une évolution similaire eut
lieu au cours du mois d’octobre. Comme le rappelle Franz Borkenau, à Barcelone, là où la CNT
était restée indépendante et ne s’était pas intégrée dès le début au front populaire, « Le
Comité central des milices avait marqué la pointe extrême du combat pour l’instauration d’un
système de soviets en Espagne. Les anarchistes entendaient bien étendre graduellement ses
pouvoirs jusqu’à museler totalement la Généralité [le gouvernement de Catalogne]. À présent,
c’est le Comité des milices qui est muselé et les anarchistes ont échangé la position de force
indépendante qu’ils occupaient contre quelques portefeuilles ministériels... Ainsi s’achevait la
phase « à soviets » de la révolution catalane. » (Spanish cockpit)
Ce moment ne fut toutefois pas le dernier où la CNT put faire la preuve de son
incompétence et de son renoncement à toute perspective authentiquement révolutionnaire.
Sous la menace de l’avancée des troupes de Franco sur Madrid, au début du mois de
novembre 1936, le gouvernement de la république quitta la ville pour s’établir à Valence. À ce
moment précis, les anarchistes étaient la seule force révolutionnaire restée en place, et se sont
retrouvés les détenteurs de fait du pouvoir à plusieurs occasions. À Madrid tout d’abord, les
seuls membres du gouvernement qui étaient restés étaient deux ministres de la CNT, qui,
alors qu’ils étaient censés représenter le dernier pouvoir en place n’ont pourtant strictement
rien fait avant que l’arrivée des brigades internationales et de l’aide russe permette aux
communistes d’asseoir leur autorité. De même, lors de leur fuite de Madrid, les responsables
du gouvernement et de l’UGT ne pouvaient passer que par deux routes pour se rendre à
Valence, l’une passant par la ville de Tarancón, l’autre par celle de Cuenca. À ces deux endroits
stratégiques, en ce moment où l’on pensait que Madrid pouvait tomber aux mains de Franco
sous peu, les anarchistes étaient en position de force. En ces deux endroits, les membres du
gouvernement et de l’UGT, les plus importants responsables politiques du camp républicain
furent retenus et menacés par les anarchistes, puis en fin de compte relachés, libres de
poursuivre leur route, les anarchistes n’ayant pas osé aller plus loin.
À partir de cet instant la lutte contre les anarchistes devint une priorité du
gouvernement, qui avait nettement viré à droite avec la nouvelle prépondérance des
communistes soutenus par l’URSS, et leur politique de défense de la propriété privée et de la
démocratie parlementaire (il faut avoir en tête qu’à ce moment là le PCE niait carrément
l’existence d’une révolution en Espagne). Le terme d’« incontrolados » a dès lors servi à
opérer une distinction entre bons et mauvais anarchistes, d’un côté les bureaucrates
réformistes de la CNT et de l’autre tous ceux qui dans leur pratique refusaient le contrôle d’un
pouvoir centralisé, et voulaient mener la révolution en dépit du front populaire et de l’union
de la gauche sous prétexte d’antifascisme.
La terreur de masse qui avait effectivement existé à partir de juillet, comme dans n’importe
quelle révolution sociale fut dénoncée comme criminelle par des bureaucrates dont les
principaux soucis étaient le retour à l’ordre et leur propre pouvoir sur la suite des événements.
Cette violence populaire qui avait donné les expropriations, le pouvoir généralisé des comités,
qui avait pratiquement balayé toutes les forces bourgeoises était désormais qualifiée de criminelle par ceux qui étaient en train de monter un équivalent espagnol du NKVD, de sa
bêtise et de son arbitraire policier, une terreur politique bien plus hypocrite et sournoise.
Quand ce texte est publié, en mars 1937, il ne reste plus grand-chose de ce qu’avait été
la révolution sociale de 1936. Le prolétariat de Barcelone est la dernière grande force
révolutionnaire de l’Espagne, et elle sera trahie une dernière fois en mai 1937, encore par les
dirigeants de la CNT, ouvrant la voie à la domination indiscutée des staliniens sur le camp
républicain. Au moment de cette publication donc, la Colonne de Fer est l’une des dernières
vraies organisations révolutionnaires, l’une des dernières expressions de la phase à soviets de
la révolution espagnole. À ce titre, elle n’est déjà plus en phase avec l’arrière, surtout à
Valence. L’arrêt des conquêtes de la révolution sociale, puis l’absurde répression politique
communiste ont eu pour principal résultat de démobiliser le peuple et de le désintéresser de la
guerre, une fois qu’il est apparu que la vie n’allait pas changer radicalement mais seulement
s’endurcir. L’opposition à la militarisation dont il est fait objet, aussi juste et important soit
l’enjeu, n’était pas un problème qui pouvait être posé séparément de l’organisation de
l’arrière. Durruti, dans son dernier discours du 4 novembre 1936, en était bien conscient. Mais
en mars 1937, après tant de renoncements, c’est un combat bien isolé que mène la Colonne de
Fer, intégrée dans l’armée à la fin du mois. Beaucoup plus pourrait en être dit, rappelons
seulement pour finir cette question :
« Pourquoi cette légende noire que l’on a tissée autour de nous ? Pourquoi cet
acharnement insensé à nous discréditer alors que notre discrédit, qui n’est pas possible, ne
ferait que porter préjudice à la cause révolutionnaire, et à la guerre même ? » (Protestation
devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937)
Lorsque son auteur s’interroge ainsi, il bute en fin de compte sur le même problème
qu’abordait Rosa Luxembourg dans la Rote Fahne du 21 décembre 1918 : « Dans toutes les
révolutions antérieures, les combattants s'affrontaient à visage découvert : classe contre
classe, programme contre programme. Dans la révolution présente les troupes de protection
de l'ancien ordre n'interviennent pas sous l'enseigne des classes dirigeantes, mais sous le
drapeau d'un "parti social-démocrate". Si la question centrale de la révolution était posée
ouvertement et honnêtement : capitalisme ou socialisme, aucun doute, aucune hésitation ne
seraient aujourd'hui possibles dans la grande masse du prolétariat. » Et Debord de
commenter « Ainsi, quelques jours avant sa destruction, le courant radical du prolétariat
allemand découvrait le secret des nouvelles conditions qu'avait créées tout le processus
antérieur (auquel la représentation ouvrière avait grandement contribué) : l'organisation
spectaculaire de la défense de l'ordre existant, le règne social des apparences où aucune
« question centrale » ne peut plus se poser « ouvertement et honnêtement ». La
représentation révolutionnaire du prolétariat à ce stade était devenu à la fois le facteur
principal et le résultat central de la falsification générale de la société. » (La société du
spectacle, thèse 101)
Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937
Par un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer,
JE SUIS l’un de ceux qui ont été délivrés de San Miguel de los Reyes, sinistre bagne qu’éleva la monarchie pour enterrer vivants les hommes qui, parce qu’ils n’étaient pas des lâches, ne se sont jamais soumis aux lois infâmes que dictèrent les puissants contre les opprimés. Ils m’ont emmené là-bas, comme tant d’autres, pour avoir lavé une offense, pour m’être rebellé contre les humiliations dont un village entier était victime : autrement dit, pour avoir tué un « cacique ».
J’étais jeune, et je suis jeune maintenant, puisque j’entrai au bagne à vingt-trois ans et que j’en suis sorti, parce que les camarades anarchistes en ouvrirent les portes, quand j’en avais trente-quatre. Onze années soumis au supplice de ne pas être homme, d’être une chose, d’être un numéro !
Avec moi sortirent beaucoup d’hommes, qui en avaient autant enduré, qui étaient aussi marqués par les mauvais traitements subis depuis leur naissance. Certains, dès qu’ils ont foulé le pavé de la rue, s’en sont allés par le monde; et les autres, nous nous réunîmes à nos libérateurs, qui nous traitèrent en amis et nous aimèrent en frères. Avec eux, peu à peu, nous avons formé « la Colonne de Fer » ; avec eux, à grands pas, nous avons donné l’assaut aux casernes et fait rendre les armes à de redoutables gardes civils ; avec eux, par d’âpres attaques, nous avons refoulé les fascistes jusque sur les crêtes de la montagne, là où ils sont encore à présent. Accoutumés à prendre ce dont nous avons besoin, de pourchasser le fasciste, nous avons conquis sur lui les approvisionnements et les fusils. Et nous nous sommes nourris pour un temps de ce que nous offraient les paysans, et nous nous sommes armés sans que personne ne nous fît le cadeau d’une arme, avec ce que nous avions ôté, par la force de nos bras, aux militaires insurgés. Le fusil que je tiens et caresse, celui qui m’accompagne depuis que j’ai quitté ce fatidique bagne, il est à moi, c’est mon bien propre ; si j’ai pris, comme un homme, celui que j’ai entre les mains, de la même façon sont nôtres, proprement nôtres, presque tous ceux que mes camarades ont dans leurs mains.
Personne, ou presque personne, n’a jamais eu d’égards pour nous. La stupéfaction des bourgeois, en nous voyant quitter le bagne, n’a pas cessé et s’est même étendue à tout le monde, jusqu’en ce moment ; de sorte qu’au lieu de nous prendre en considération et de nous aider, de nous soutenir, on nous a traités de bandits, on nous a accusés d’être des incontrôlés : parce que nous ne soumettons pas le rythme de notre vie, que nous avons voulue et voulons libre, aux stupides caprices de quelques-uns qui se sont considérés, bêtement et orgueilleusement, comme les propriétaires des hommes dès qu’ils se sont vus dans un ministère ou un comité ; et parce que, dans les villages où nous sommes passés, après en avoir arraché la possession au fasciste, nous avons changé le système de vie, annihilant les féroces « caciques » qui tourmentaient toute l’existence des paysans après les avoir volés, et remettant la richesse aux mains des seuls qui surent la créer, aux mains des travailleurs.
Personne, je peux en donner l’assurance, personne n’aurait pu se comporter avec les dépossédés, avec les nécessiteux, avec ceux qui toute leur vie furent pillés et persécutés, mieux que nous, les incontrôlés, les bandits, les échappés du bagne. Personne, personne — je défie qu’on m’en apporte la preuve — n’a jamais été plus affectueux et plus serviable envers les enfants, les femmes et les vieillards ; personne, absolument personne, ne peut blâmer cette Colonne, qui seule, sans aide, et il faut même dire entravée, a été depuis le commencement à l’avant-garde, personne ne peut l’accuser d’un manque de solidarité, ou de despotisme, de mollesse ou de lâcheté quand il s’agissait de combattre, ou d’indifférence envers le paysan, ou de manque d’esprit révolutionnaire ; puisque hardiesse et vaillance au combat ont été notre norme, la noblesse à l’égard du vaincu notre loi, la cordialité avec nos frères notre devise, et que la bonté et le respect ont été le critère du déroulement de toute notre vie.
Pourquoi cette légende noire que l’on a tissée autour de nous ? Pourquoi cet acharnement insensé à nous discréditer alors que notre discrédit, qui n’est pas possible, ne ferait que porter préjudice à la cause révolutionnaire, et à la guerre même ?
Il y a — nous, les hommes du bagne, qui avons souffert plus que personne sur la terre, nous le savons bien — , il y a, dis-je, dans l’atmosphère un extrême embourgeoisement. Le bourgeois d’âme et de corps, qui est tout ce qu’il y a de médiocre et de servile, tremble à l’idée de perdre sa tranquillité, son cigare et son café, ses taureaux, son théâtre et ses relations prostituées ; et quand il entendait dire quelque chose de la Colonne, de cette Colonne de Fer, le soutien de la Révolution dans ces terres du Levant, ou quand il apprenait que la Colonne annonçait sa descente sur Valence, il tremblait comme une feuille en pensant que ceux de la Colonne allaient l’arracher à sa vie de plaisirs misérables. Et le bourgeois — il y a des bourgeois de différentes classes et dans beaucoup de positions — tissait, sans répit, avec les fils de la calomnie, la noire légende dont il nous a gratifiés ; parce que c’est au bourgeois, et seulement au bourgeois, qu’ont pu et peuvent encore nuire nos activités, nos révoltes, et ces désirs irrépressibles qui emportent follement nos cœurs, désir d’être libres comme les aigles sur les plus hautes cimes ou comme les lions au plus profond des forêts.
Même des frères, ceux qui ont souffert avec nous dans les champs et les ateliers, ceux qui ont été indignement exploités par la bourgeoisie, se firent l’écho des terribles craintes de celle-ci, et en arrivèrent à croire, parce que certains, trouvant leur intérêt à être des chefs, le leur dirent, que nous, les hommes qui luttions dans la Colonne de Fer, nous étions des bandits et des gens sans âme ; de sorte qu’une haine, qui en est maintes fois arrivée à la cruauté et au fanatisme meurtrier, sema de pierres notre chemin, pour entraver notre avance contre le fascisme.
Certaines nuits, de ces nuits obscures dans lesquelles, l’arme au bras et l’oreille aux aguets, je m’efforçais de pénétrer les profondeurs du pays alentour et aussi les mystères des choses, je ne trouvais pas d’autre remède, comme dans un cauchemar, que de me dresser hors de l’abri, et ceci non pour désenkyloser mes membres, qui sont d’acier parce qu’ils sont passés par le creuset de la douleur, mais pour empoigner plus rageusement mon arme, ressentant des envies de tirer, non seulement contre l’ennemi qui était caché à moins de cent mètres de moi, mais encore contre l’autre ennemi, contre celui que je ne voyais pas, contre celui qui se cachait à mes côtés, et il y est encore à présent, qui m’appelle camarade tandis qu’il me manque bassement, puisqu’il n’y a pas de manquement plus lâche que celui qui se repaît de trahisons. Et j’éprouvais des envies de pleurer et de rire, et de courir à travers les champs en criant et de serrer des gorges avec mes doigts de fer, comme lorsque j’ai brisé entre mes mains celle de l’immonde « cacique », et de faire sauter, pour qu’il n’en reste que décombres, ce monde misérable où il est si difficile de trouver des mains aimantes qui essuient ta sueur et étanchent le sang de tes blessures quand, fatigué et blessé, tu reviens de la bataille.
Combien de nuits, les hommes étant ensemble, et ne formant qu’une seule grappe ou poignée, quand j’exprimais à mes camarades, les anarchistes, mes peines et mes douleurs, j’ai trouvé, là-bas, dans l’âpreté de la montagne, face à l’ennemi qui nous guettait, une voix amie et des bras affectueux qui m’ont à nouveau fait aimer la vie ! Et alors, toute la souffrance, tout le passé, toutes les horreurs et tous les tourments qui ont marqué mon corps, je les jetais au vent comme s’ils eussent appartenu à d’autres époques, et je m’abandonnais avec joie à des rêves d’aventure, apercevant, dans la fièvre de l’imagination, un monde différent de celui où j’avais vécu, mais que je désirais; un monde différent de celui où ont vécu les hommes, mais que nous sommes nombreux à avoir rêvé. Et le temps passait pour moi comme s’il volait, et les fatigues ne m’atteignaient pas, et mon enthousiasme redoublait, et me rendait téméraire, et me faisait sortir dès le point du jour en reconnaissance pour découvrir l’ennemi, et… tout pour changer la vie ; pour imprimer un autre rythme à cette vie qui est la nôtre ; pour que les hommes, et moi parmi eux, nous puissions être frères ; pour qu’une fois au moins la joie, jaillissant de nos poitrines, se sème sur la terre ; pour que la Révolution, cette Révolution qui a été le pôle et la devise de la Colonne de Fer, puisse être, dans un temps prochain, un fait accompli.
Mes rêves se dissipaient comme ces blancs nuages ténus qui, au dessus de nous, passaient sur la montagne, et je retournais à mes désenchantements pour revenir, une autre fois, de nuit, à mes joies. Et ainsi, entre peines et joies, entre l’angoisse et les pleurs, j’ai passé ma vie, heureuse au sein des périls, à la comparer à cette vie obscure et misérable de l’obscur et misérable bagne.
Mais un jour — c’était un jour gris et triste —, sur les sommets de la montagne, comme un vent de neige qui mord la chair, arriva une nouvelle : « Il faut se militariser. » Et, dès cette nouvelle, ce fut comme un poignard qui me déchira, et je souffris par avance les angoisses que nous ressentons maintenant. Durant des nuits, dans l’abri, je me répétais la nouvelle : « Il faut se militariser… »
À côté de moi, veillant tandis que je me reposais, bien que je ne puisse dormir, il y avait le délégué de mon groupe, qui serait alors lieutenant, et à quelques pas de là, dormant à même le sol, en appuyant sa tête sur une pile de bombes, était couché le délégué de ma centurie, qui serait capitaine ou colonel. Moi… je continuerai à être moi, l’enfant de la campagne, rebelle jusqu’à la mort. Je n’ai pas voulu, et je ne veux pas, des croix, des galons ou des commandements. Je suis comme je suis, un paysan qui a appris à lire en prison, qui a vu de près la douleur et la mort, qui était anarchiste sans le savoir et qui maintenant, le sachant, est plus anarchiste qu’hier, quand il a tué pour être libre.
Ce jour, ce jour-là où tomba des crêtes de la montagne, comme un vent glacé qui me déchira l’âme, la funeste nouvelle, sera inoubliable, comme tant d’autres dans ma vie de douleur. Ce jour-là… Bah !
Il faut se militariser !
La vie enseigne aux hommes plus que toutes les théories, plus que tous les livres. Ceux qui veulent apporter dans la pratique ce qu’ils ont appris des autres en s’abreuvant à ce qui est écrit dans les livres, se tromperont ; ceux qui apportent dans les livres ce qu’ils ont appris dans les détours du chemin de la vie, pourront peut-être faire une œuvre maîtresse. La réalité et la rêverie sont choses distinctes. Rêver est bon et beau, parce que le rêve est, presque toujours, l’anticipation de ce qui doit être ; mais le sublime est de rendre la vie belle, de faire de la vie, concrètement, une œuvre belle.
Moi, j’ai vécu ma vie à grande allure. Je n’ai pas goûté la jeunesse qui, d’après ce qu’on en lit, est allégresse, douceur, bien-être. Au bagne, je n’ai connu que la douleur. Jeune par le nombre des années, je suis un vieux par tout ce que j’ai vécu, par tout ce que j’ai pleuré, par tout ce que j’ai souffert. Car au bagne on ne rit presque jamais ; au bagne, qu’on soit sous son toit ou sous le ciel, on pleure toujours.
Lire un livre dans une cellule, séparé du contact des hommes, c’est rêver ; lire le livre de la vie, quand te le présente ouvert à une page quelconque le geôlier, qui t’insulte ou seulement t’espionne, c’est se trouver en contact avec la réalité.
J’ai lu certain jour, je ne sais où ni de qui, que l’auteur ne pouvait se faire une idée exacte de la rotondité de la Terre tant qu’il ne l’avait pas parcourue, mesurée, palpée : découverte. Une telle prétention me parut ridicule ; mais cette petite phrase est restée si imprimée en moi que quelquefois, lors de mes soliloques forcés dans la solitude de ma cellule, j’ai pensé à elle. Jusqu’à ce qu’un jour, comme si moi aussi je découvrais quelque chose de merveilleux qui auparavant eût été caché au reste des hommes, je ressentis la satisfaction d’être, par moi-même, le découvreur de la rotondité de la Terre. Et ce jour-là, comme l’auteur de la phrase, je parcourus, mesurai et palpai la planète, la lumière se faisant dans mon imagination à la « vision » de la Terre tournant dans les espaces infinis, faisant partie de l’harmonie universelle des mondes.
La même chose advient à propos de la douleur. Il faut la peser, la mesurer, la palper, la goûter, la comprendre, la découvrir pour avoir dans l’esprit une idée claire de ce qu’elle est. A côté de moi, tirant un chariot sur lequel d’autres, chantant et se réjouissant, s’étaient juchés, j’ai vu des hommes qui comme moi, faisaient office de mule. Et ils ne souffraient pas ; et ils ne faisaient pas gronder, d’en bas, leur protestation ; et ils trouvaient juste et logique que ceux-là, en tant que maîtres, fussent ceux qui les tenaient par des rênes et empoignaient le fouet, et même logique et juste que le patron, d’un coup de laisse, leur balafre la face. Comme des animaux, ils poussaient un hennissement, frappaient le sol de leurs sabots et partaient au galop. Après, oh ! sarcasme, qu’on les ait dételés, ils léchaient comme des chiens esclaves la main qui les fouettait.
Il n’y a personne qui, ayant été humilié, vexé, outragé ; qui s’étant senti l’être le plus malheureux de la terre, en même temps que l’être le plus noble, le meilleur, le plus humain, et qui, dans le même temps et tout ensemble, éprouvant son malheur et se sentant heureux et fort, et subissant sur son dos et sur son visage, sans avertissement, sans motif, pour le pur plaisir de nuire et d’humilier, le poing glacé de la bête carcellaire ; personne qui, s’étant vu traîné au mitard pour rébellion, et là-dedans, giflé et foulé aux pieds, entendant craquer ses os et voyant couler son sang jusqu’à tomber sur le sol comme une masse ; personne qui, après avoir souffert la torture infligée par d’autres hommes, obligé de sentir son impuissance, et de maudire et blasphémer à cause de cela, ce qui était aussi commencer à rassembler ses forces pour une autre fois ; personne qui, à recevoir le châtiment et l’outrage, a pris conscience de l’injustice du châtiment et de l’infâmie de l’outrage et, l’ayant, s’est proposé d’en finir avec le privilège qui octroie à quelques-uns la faculté de châtier et d’outrager ; personne, enfin, qui, captif dans la prison ou captif dans le monde, a compris la tragédie des vies des hommes condamnés à obéir en silence et aveuglément aux ordres qu’ils reçoivent, qui ne puisse connaître la profondeur de la douleur, la marque terrible que la douleur laisse pour toujours sur ceux qui ont bu, palpé, respiré la douleur de se taire et d’obéir. Désirer parler et garder le silence, désirer chanter et rester muet, désirer rire et devoir par force étrangler le rire dans sa bouche, désirer aimer et être condamné à nager dans la boue de la haine !
Je suis passé par la caserne, et là j’ai appris à haïr. Je suis passé par le bagne, et là, parmi les larmes et les souffrances, étrangement, j’ai appris à aimer, à aimer intensément.
À la caserne, j’en suis presque arrivé à perdre ma personnalité, tant était rigoureux le traitement que je subissais, parce qu’on voulait m’inculquer une discipline stupide. En prison, à travers de nombreuses luttes, je retrouvai ma personnalité, étant chaque fois plus rebelle à tout ce qu’on m’imposait. Autrefois, j’avais appris à haïr, du plus bas au plus haut degré, toutes les hiérarchies ; mais en prison, dans la plus affligeante douleur, j’ai appris à aimer les infortunés, mes frères, tandis que je conservais pure et limpide cette haine des hiérarchies dont m’avait nourri la caserne. Prisons et casernes sont une même chose : despotisme et libre exercice de la nature mauvaise de quelques-uns, pour la souffrance de tous. Ni la caserne n’enseigne la moindre chose qui ne soit dommageable à la santé physique et mentale, ni la prison ne corrige.
Avec ce jugement, avec cette expérience — expérience acquise parce que ma vie a baigné dans la douleur —, quand j’entendis que, au pied des montagnes, venait rôder l’ordre de militarisation, je sentis en un instant que mon être s’écroulait, car je vis clairement que mourrait en moi l’audacieux guerrillero de la Révolution, pour continuer en menant cette existence qui, à la caserne et en prison, se dépouille de tout attribut personnel ; pour tomber encore une fois dans le gouffre de l’obéissance, dans le somnambulisme bestial auquel conduit la discipline de la caserne ou de la prison, qui toutes les deux se valent. Et, empoignant avec rage mon fusil, depuis mon abri, regardant l’ennemi et l’« ami », regardant en avant et en arrière des lignes, je lançai une malédiction semblable à celles que je lançais quand, rebelle, on me conduisait au cachot, et je refoulai une larme, semblable à celles qui m’échappèrent alors, quand personne ne pouvait les voir, à mesurer mon impuissance. Et je voyais bien que les hypocrites qui souhaitent faire du monde une caserne et une prison, sont les mêmes, les mêmes, les mêmes qui, hier, dans les cachots, firent craquer nos os, à nous, des hommes — des hommes.
Casernes… bagnes…, vie indigne et misérable.
On ne nous a pas compris, et, parce qu’on ne pouvait pas nous comprendre, on ne nous a pas aimés. Nous avons combattu — maintenant les fausses modesties ne sont pas de mise, qui ne conduisent à rien —, nous avons combattu, je le répète, comme peu l’ont fait. Notre place a toujours été sur la première ligne de feu, pour la bonne raison que, dans notre secteur, depuis le premier jour, nous avons été les seuls.
Pour nous, il n’y eut jamais de relève ni…, ce qui a été pire encore, un mot gentil. Les uns comme les autres, les fascistes et les antifascistes, et jusqu’aux nôtres — quelle honte en avons-nous ressentie ! —, tous nous ont traités avec antipathie.
On ne nous a pas compris. Ou, ce qui est le plus tragique à l’intérieur de cette tragédie que nous vivons, peut-être ne nous sommes-nous pas fait comprendre ; puisque nous, pour avoir porté sur nos épaules le poids de tous les mépris et de toutes les duretés de ceux qui furent dans la vie du côté de la hiérarchie, nous avons voulu vivre, même dans la guerre, une vie libertaire, tandis que les autres, pour leur malheur et pour le nôtre, ont suivi le char de l’État, en s’y attelant.
Cette incompréhension, qui nous a causé des peines immenses, a bordé notre chemin de malheurs ; et non seulement les fascistes, que nous traitons comme ils le méritent, ont pu voir en nous un péril, mais aussi bien ceux qui se nomment antifascistes et crient leur antifascisme jusqu’à s’enrouer. Cette haine qui fut construite autour de nous donna lieu à des affrontements douloureux, le pire de tous en ignominie, qui fait monter le dégoût à la bouche et porter la main au fusil, eut lieu en pleine ville de Valence, lorsque ouvrirent le feu sur nous d’« authentiques rouges antifascistes ». Alors… bah !… alors il nous faut conclure sur ce que maintenant la contre-révolution est en train de faire.
L’Histoire qui recueille tout le bien et tout le mal que les hommes accomplissent, parlera un jour.
Et alors l’Histoire dira que la Colonne de Fer fut peut-être la seule en Espagne qui eut une vision claire de ce que devait être notre Révolution. L’Histoire dira aussi que ce fut cette Colonne qui opposa la plus grande résistance à la militarisation. Et dira, en outre, que, parce qu’elle y résistait, il y eut des moments où elle fut totalement abandonnée à son sort, en plein front de bataille, comme si une unité de six mille hommes, aguerris et résolus à vaincre ou mourir, devait être abandonnée à l’ennemi pour qu’il l’anéantisse.
Combien de choses dira l’Histoire, et combien de figures qui se croient glorieuses seront exécrées et maudites !
Notre résistance à la militarisation se trouvait fondée sur ce que nous connaissions des militaires. Notre résistance actuelle se fonde sur ce que nous connaissons actuellement des militaires.
Le militaire professionnel a constitué, maintenant comme toujours, ici comme en Russie, une caste. C’est elle qui commande ; aux autres, il ne doit rester rien de plus que l’obligation d’obéir. Le militaire professionnel hait de toutes ses forces, et d’autant plus s’il s’agit d’un compatriote, celui qu’il croit son inférieur.
J’ai moi-même vu — je regarde toujours les yeux des hommes — un officier trembler de rage ou de dégoût quand, m’adressant à lui, je l’ai tutoyé, et je connais des exemples, d’aujourd’hui, d’aujourd’hui même, de bataillons qui s’appellent prolétariens, dans lesquels le corps des officiers, qui a déjà oublié ses humbles origines, ne peut permettre — contre ceci il y a de sévères punitions — qu’un milicien les tutoie.
L’Armée « prolétarienne » ne demande pas une discipline qui pourrait être, somme toute, l’exécution des ordres de guerre ; elle demande la soumission, l’obéissance aveugle, l’anéantissement de la personnalité de l’homme.
La même chose, la même chose que lorsque hier j’étais à la caserne. La même chose, la même chose que lorsque plus tard j’étais au bagne.
Nous, dans les tranchées, nous vivions heureux. Certes, nous voyons tomber à côté de nous les camarades qui commencèrent avec nous cette guerre ; nous savons, de plus, qu’à tout instant une balle peut nous laisser étendus en plein champ — c’est la récompense qu’attend le révolutionnaire — ; mais nous vivions heureux. Nous mangions quand il y avait de quoi ; quand les vivres manquaient, nous jeûnions. Et tous contents. Pourquoi ? Parce que personne n’était supérieur à personne. Tous amis, tous camarades, tous guerrilleros de la Révolution.
Le délégué de groupe ou de centurie ne nous était pas imposé, mais il était élu par nous-mêmes, et il ne se sentait pas lieutenant ou capitaine, mais camarade. Les délégués des Comités de la Colonne ne furent jamais colonels ou généraux, mais camarades. Nous mangions ensemble, combattions ensemble, riions ou maudissions ensemble. Nous n’avons eu aucune solde pendant longtemps, et eux non plus n’eurent rien. Et puis nous avons touché dix pesetas, ils ont touché et ils touchent dix pesetas.
La seule chose que nous considérons, c’est leur capacité éprouvée, et c’est pour cela que nous les choisissons ; pour autant que leur valeur était confirmée, ils furent nos délégués. Il n’y a pas de hiérarchies, il n’y a pas de supériorités, il n’y a pas d’ordres sévères : il y a la sympathie, l’affection, la camaraderie ; vie heureuse au milieu des désastres de la guerre. Et ainsi, entre camarades, se disant que l’on combat à cause de quelque chose et pour quelque chose, la guerre plaît, et l’on va jusqu’à accepter avec plaisir la mort. Mais quand tu te retrouves chez les militaires, là où tout n’est qu’ordres et hiérarchies ; quand tu vois dans ta main la triste solde avec laquelle tu peux à peine soutenir la famille que tu as laissée derrière toi, et quand tu vois que le lieutenant, le capitaine, le commandant, le colonel, empochent trois, quatre, dix fois plus que toi, bien qu’ils n’aient ni plus d’enthousiasme, ni plus de connaissances, ni plus de bravoure que toi, la vie te devient amère, parce que tu vois bien que cela, ce n’est pas la Révolution, mais la façon dont un petit nombre tire profit d’une situation malheureuse, ce qui ne tourne qu’au détriment du peuple.
Je ne sais pas comment nous vivrons désormais. Je ne sais pas si nous pourrons nous habituer à entendre les paroles blessantes d’un caporal, d’un sergent ou d’un lieutenant. Je ne sais pas si, après nous être sentis pleinement des hommes, nous pourrons accepter d’être des animaux domestiques, car c’est à cela que conduit la discipline et c’est cela que représente la militarisation.
Il est sûr que nous ne le pourrons pas, il nous sera totalement impossible d’accepter le despotisme et les mauvais traitements, parce qu’il faudrait n’être guère un homme pour, ayant une arme dans la main, endurer paisiblement l’insulte ; pourtant nous avons des exemples inquiétants à propos de camarades qui, en étant militarisés, en sont arrivés à subir, comme une dalle de plomb, le poids des ordres qui émanent de gens le plus souvent ineptes, et toujours hostiles.
Nous croyions que nous étions en marche pour nous affranchir, pour nous sauver, et nous allons tombant dans cela même que nous combattons : dans le despotisme, dans le pouvoir des castes, dans l’autoritarisme le plus brutal et le plus aliénant.
Cependant le moment est grave. Ayant été pris — nous ne savons pas pourquoi, et si nous le savons, nous le taisons en ce moment — ; ayant été pris, je le répète, dans un piège, nous devons sortir de ce piège, nous en échapper, le mieux que nous pouvons, car enfin, de pièges, tout le champ s’est trouvé truffé.
Les militaristes, tous les militaristes — il y en a de furieux dans notre camp — nous ont cernés. Hier nous étions maîtres de tout, aujourd’hui c’est eux qui le sont. L’armée populaire, qui de populaire n’a rien d’autre que le fait d’être recrutée dans le peuple, et c’est ce qui se passe toujours, n’appartient pas au peuple ; elle appartient au Gouvernement, et le Gouvernement dirige, et le Gouvernement ordonne. Au peuple, il est simplement permis d’obéir, et l’on exige qu’il obéisse toujours.
Étant pris entre les mailles militaristes, nous n’avons plus de choix qu’entre deux chemins : le premier nous conduit à nous séparer, nous qui, jusqu’à ce jour, sommes camarades dans la lutte, en proclamant la dissolution de la Colonne de Fer ; le second nous conduit à la militarisation.
La Colonne, notre Colonne, ne doit pas se dissoudre. L’homogénéité qu’elle a toujours présentée a été admirable — je parle seulement pour nous, camarades — ; la camaraderie entre nous restera dans l’histoire de la Révolution espagnole comme un exemple ; la bravoure qui a paru dans cent combats aura pu être égalée dans cette lutte de héros, mais non surpassée. Depuis le premier jour, nous avons été des amis ; plus que des amis, des camarades, des frères. Nous séparer, nous en aller, ne plus nous revoir, ne plus ressentir, comme jusqu’ici, nos désirs de vaincre et de combattre, c’est impossible.
La Colonne, cette Colonne de Fer, qui depuis Valence jusqu’à Teruel a fait trembler les bourgeois et les fascistes, ne doit pas se dissoudre, mais continuer jusqu’à la fin.
Qui peut dire que d’autres, pour s’être militarisés, ont été dans les combats plus forts, plus hardis, plus généreux pour arroser de leur sang les champs de bataille ? Comme des frères qui défendent une noble cause, nous avons combattu ; comme des frères qui ont les mêmes idéaux, nous avons rêvé dans les tranchées ; comme des frères qui aspirent à un monde meilleur, nous sommes allés de l’avant avec notre courage. Dissoudre notre totalité homogène ? Jamais, camarades. Tant que nous restons une centurie, au combat. Tant qu’il reste un seul de nous, à la victoire.
Ce sera un moindre mal, quoique le mal soit grand d’avoir à accepter que quiconque, sans avoir été élu par nous, nous donne des ordres. Pourtant…
Être une colonne ou être un bataillon est presque indifférent. Ce qui ne nous est pas indifférent, c’est qu’on ne nous respecte pas.
Si nous restons, réunis, les mêmes individus que nous sommes en ce moment, que nous formions une colonne ou un bataillon, pour nous ce devrait être égal. Dans la lutte, nous n’aurons pas besoin de gens qui nous encouragent, au repos, nous n’aurons pas de gens qui nous interdisent de nous reposer, parce que nous n’y consentirons pas.
Le caporal, le sergent, le lieutenant, le capitaine, ou bien sont des nôtres, auquel cas nous serons tous camarades, ou bien sont nos ennemis, auquel cas il n’y aura qu’à les traiter en ennemis.
Colonne ou bataillon, pour nous, si nous le voulons, ce sera la même chose. Nous, hier, aujourd’hui et demain, nous serons toujours les guerrilleros de la Révolution.
Ce qu’il nous adviendra dans la suite dépend de nous mêmes, de la cohésion qui existe entre nous. Personne ne nous imprimera son rythme, c’est nous qui l’imprimerons, afin de garder une attitude adaptée à ceux qui se trouveront à nos côtés.
Tenons compte d’une chose, camarades. Le combat exige que nous ne retirions pas de cette guerre nos bras ni notre enthousiasme. En une colonne, la nôtre, ou en un bataillon, le nôtre ; en une division ou en un bataillon qui ne seraient pas les nôtres, il nous faut combattre.
Si la Colonne est dissoute, si nous nous dispersons, ensuite, étant obligatoirement mobilisés, nous n’aurons plus qu’à aller là où on nous l’ordonnera, et non avec ceux que nous avons choisis. Et comme nous ne sommes ni ne voulons être des bestioles domestiquées, il est bien possible que nous nous heurtions avec des gens que nous ne devrions pas heurter : avec ceux qui, que ce soit un mal ou un bien, sont nos alliés.
La Révolution, notre Révolution, cette Révolution prolétarienne et anarchiste, à laquelle, depuis les premiers jours, nous avons offert des pages de gloire, nous requiert de ne pas abandonner les armes, et de ne pas non plus abandonner le noyau compact que jusqu’à présent nous avons constitué, quel que soit le nom dont on l’appelle : colonne, division ou bataillon.
Par un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer.
traduit de l’espagnol par deux aficionados sans qualités illustré par Mamoste Dîn